J’ai décidé de reprendre la ferme familiale, un soir de fin d’été, dans les collines du vignoble Beaujolais, à Saint Laurent d’Oingt. C’était mes premières vendanges, et ça m’a fasciné. Créer pour quelques jours une communauté d’homo sapiens récoltant méticuleusement le fruit des vignes, ce fut une révélation. Une communauté très organisée, avec sa hiérarchie, le patron, les porteurs, les coupeurs, les cuisiniers et toute la logistique. Une douzaine d’hommes et de femmes accomplissant ensemble un chantier colossal au cœur de la région des pierres dorées. Découvrir des personnes au milieu des vignes, partager avec elles un objectif commun, une fatigue commune et célébrer ensemble l’accomplissement de cette tâche… c’est sans doute la plus intense et la plus belle façon de faire connaissance.
C’est bel et bien cet aspect qui m’attire dans l’agriculture: réaliser, construire, créer en commun; notion d’ailleurs présente avant même l’apparition de l’agriculture puisque nos ancêtres chasseurs-cueilleurs ont dû, eux aussi, s’organiser et planifier leurs attaques pour être en mesure de tuer leurs proies. C’est d’ailleurs l’origine de la domestication des animaux: les loups et les hommes se sont associés pour être plus efficace dans la chasse. « Nous avions des intérêts communs et nous chassions de la même façon: en bande. Les chiens nouvellement issus des loups apportaient aussi une protection , tandis que les campements humains , avec leurs feux, fournissaient chaleur et nourriture aux chiens. »
A la Chènevétrie, il y a sans doute eu des mammouths et des vignes, mais aussi sûrement du chanvre. En effet, l’étymologie de « la chènevétrie » nous apprend que le nom du lieu-dit de la ferme est issue du chanvre, qui est lui même une forme altérée du latin cannabis. Or, le chanvre nécessitait une association considérable d’hommes et de femmes. « Pour arracher un à un les pieds mâles mûrs vers la mi-juillet, cent-dix ouvriers sont nécessaires pour un hectare! Travail délicat car il faut veiller à ne pas arracher, ni blesser ou casser les pieds femelles qui seront mûrs six semaines plus tard. Pour cette seconde opération, soixante ouvriers sont nécessaires« . Sans oublier toutes les opérations nécessaires en amont et an aval, à savoir la préparation des terres, les semis, le rouissage, l’extraction des fibres, la préparation de la filasse et la conservation des semences pour l’année suivante qui demandaient une charge et une organisation considérables.
Sur ce thème des chantiers agricoles, comment ne pas parler de la céréaculture? « Le moment venu, également vers la mi-juillet, les champs étaient envahis par les équipes des moissonneurs. L’aoûteux fauchait, ou plutôt sciait les blés à la faucille. La faux, utilisée pour les foins, l’était aussi pour l’avoine, plus tendre de tige. Derrières lui, les femmes et enfants ramassaient les poignes, les disposainet en javelles, puis les liaient avec les liens de paille de seigle, longue et souple. Les grains, fauchés à peine mûrs pur éviter l’égrenage, achevaient de sécher en gerbes. Il restait à engranger et à battre, généralement au fléau et en grange.«
Il ne s’agit pas de reproduire l’épuisement que pouvait procurer ces chantiers, mais l’idée de la participation à la production, de la solidarité et de la fraternité qu’elle génère.
C’est pourquoi j’affectionne ces chantiers communs. Retrouver cette joie de travailler dehors et ensemble. Les chantiers contemporains sont moins propices aux relations sociales. Des monstres à 250 000 € avalent des hectares de blé sans broncher. Les chauffeurs sont encore présents dans les cabines et doivent enquiller des heures considérables la plupart du temps seul. Certes, les moisbatts sont des machines ingénieuses, fascinantes et efficaces mais sans doute sommes-nous allés trop loin. Sans même aborder la question cruciale de notre dépendance aux énergies fossiles, se pose celle du lien social. Mon inséminateur, pendant la période des moissons, l’a dit au détour d’une conversation et en déposant une dose de sperme de taureau à travers le col de l’utérus d’une de mes génisses:
« _ (…) dans cette ferme, il y avait une trentaine d’hectares à battre, ils ont tout fait dans la nuit. ça n’a plus de charme«
Cette remarque traduit, je crois, un sentiment que nous sommes de plus en plus nombreux à partager. Cette course au productivisme, non seulement anéanti les liens sociaux, mais en plus ne nous enrichit pas: la valeur ajoutée de toute cette production est disséminée sur les marchés mondiaux et les populations localement productrices ne touchent qu’une petite portion du magot. Sans parler des biocides nécessaires pour assurer (pas toujours d’ailleurs) des hauts rendements afin d’amortir ces investissements en matériel. Ainsi, les techno-sciences sont sources de maladies et de dépressions.
Le chantier du repiquage est un moyen de renouer avec ce charme du partage de l’effort, dehors, autour d’un objectif commun: produire des lisettes pour que les vaches passent un bon hiver. Replanter des lisettes en 2018 est un projet politique consistant à sortir du capitalisme pour renouer des liens entre nous, ainsi qu’entre le végétal, l’humain et l’animal.
Un grand merci à tous les arracheur·euse·s, planteur·euse·s, cuisinier·ière·s pour votre participation!
Bibliographie et citations:
George Duby et Armand Wallon, Histoire de la France rurale, Editions du Seuil, 1975
Yves-Marie Allain, Chanvre et Cannabis, éditions Petit Génie, 2016
Jean-Paul Demoule, Les dix millénaires oubliés qui ont fait l’histoire, Fayard, 2017
On vous remercie pour ce chantier magnifique et pour ses résultats !