Troisième année. Troisième tronçon de mon chemin vers Jérusalem, à pied et en jeûnant. Je le rejoins là où je l’ai laissé il y a un an : Blois.
Dans le train, je déploie mes cartes d’État-Major, les fameuses cartes IGN au 1 : 25 000 (1 cm pour 250 m) où l’on retrouve la moindre petite mare, le petit hangar, les chemins à vache, tout… Dans les villes et les bourgs, ça se complique, les tortillons des rues deviennent vite illisibles.
Je croise dans le wagon un copain de musique. Il s’est mis à la veuze, la cornemuse de l’ouest. Il sort à Vitré, je continue de me laisser bercer par les rails. Après un temps d’arrêt à Sablé, le train repart direction Nantes, je descendrai à Angers-Saint-Laud. La dépression qui traverse la France et qui nous amène enfin une vraie pluie s’appelle Gabriel. Nous sommes le mardi 29 janvier.
Je suis déjà perché et ça se voit. Dans la gare d’Angers, je mets plusieurs secondes pour répondre à la serveuse. J’erre dans la gare avec mon chocolat chaud, un sdf m’accoste, il veut que je lui achète l’équipe, il me parle un peu puis très vite il m’a capté, il me dit un truc du genre: « je te parle mais t’es pas vraiment là ». Il a raison, je suis déjà parti, je suis déjà en voyage vers le jeûne. J’avais dans l’idée de me faire un dernier repas dans un petit resto à Blois, mais ce n’est pas possible, je suis déjà en marche vers l’abstinence. Et puis le vrai dernier repas, ce midi, était beau, c’était une belle et grande tablée de douze. Douze belles personnes, à l’occasion d’une réunion agricole.
La parabole du semeur
7h15, dans la petite chapelle du XIIème siècle située au bas de la tour de la cathédrale de Blois, un jeune curé blanc et timide fait la messe. Je suis là, avec deux grand-mères souriantes et un jeune avec une capuche, des lunettes, une barbe et des spasmes.
Il faut venir à Blois pour voir des jeunes curés ( la moyenne d’âge des curés en France est un peu au-dessus des 70 ans). Il a lu la parabole du semeur, ça m’a rappelé mes jeunes années de catéchisme.
Les graines semées au bord du chemin – les oiseaux les emportent avant que ça germe – les graines tombées sur le sol pierreux – ça lève mais il n’y a pas de racines alors tout meurt – Les graines qui tombent dans les ronces, qui, telles les tracas du quotidien finissent par les étouffer. Et finalement, les graines qui germent en bonne terre et qui donnent des rendements de folie (jusqu’à 100 pour 1!)
La force des paraboles, c’est à la fois l’aspect tellement concret de l’histoire, la force de l’image, et la diversité des méditations qu’elle appelle, même une simple allégorie comme celle-ci. Le jeune curé est resté très scolaire dans son sermon, ne s’éloignant nullement de l’analyse classique. Ses yeux ne quittaient pas son pupitre et ses paroles ne débordaient pas du cadre. Il ne levait pas les yeux de sa bible, il se bridait, certaines phrases, certaines idées n’allaient pas jusqu’à leur terme, comme des graines volées par des oiseaux. En empruntant le pont Jacques-Gabriel, je passe la Loire. Les toits n’ont pas la même couleur, les supermarchés portent des noms que je ne connais pas, les gens sont différents, me voici dans un autre pays.
Je traverse la forêt de Russy. Durant ces 10 jours, je vais traverser beaucoup de forêts, je vais bénéficier des bienfaits d’une douche permanente de phytoncides, ces molécules émanant des feuilles et des épines des arbres. Elles nous tombent dessus quand on marche en forêt. Elles pénètrent par la peau et les voies respiratoires.Ce sont des particules bienfaitrices, renforçant nos défenses immunitaires.
Je sais que la première journée de jeûne-marche est éprouvante. J’ai tâché de ne pas trop forcer, me voilà à Bracieux. J’ai froid, mais pas de douleur, bonnes sensations. A l’hôtel, je suis K.O. Je voulais ressortir prendre une tisane dans le bourg mais je me suis affalé sur le lit. Petit mal de tête, ou plutôt comme une sensation de casque.
les galettes-saucisses et l’enterrement
Quand je démarre le jeûne, fondamentalement, la faim n’existe plus. Même les odeurs de frites quand je longe les restaurants sont les bienvenus, elles nourrissent presque, comme la promesse lointaine de la rupture, comme une fête des retrouvailles un peu irréelle. Je n’essaye pas de jeûner mais je jeûne et c’est épatant à quel point c’est simple et naturel, comme si le corps et l’esprit étaient tout à fait entraînés, depuis des millénaires, à cet exercice. En revanche, la nuit, les rêves me rappellent à la nourriture. Pas systématiquement, mais là c’est arrivé dès la première nuit. J »ai rêvé de galettes saucisses. C’est une fête de village, le barnum est plein de monde. Soudain, le glas sonne, la foule se rend sur le champ à l’enterrement. Me voici seul face aux saucisses qui grillent et aux montagnes de galettes prêtes à les envelopper.
Au réveil, je me sens faible. J’ai la tête engourdie, mais je suis à peu près d’équerre. Je suis soulagé quand je réalise qu’il ne pleut pas, En marche vers Romorantin. Je quitte très vite l’urbanisation, pour me retrouver sur le GR 413, le GR de Pays de Châteaux en châteaux entre la Loire et le Cher. Une traversée de la Sologne profonde. C’est vrai que c’est impressionnant , tout ces bois et ces étangs, Je marche entre le Canada et l’Ecosse. L’eau stagne partout. C’est apaisant, calme, je suis seul, enfin, pas vraiment, je rencontre beaucoup de biches et des canards, et aussi un champ de poireaux comme je n’en vais encore jamais vu, au moins 2 hectares, voire plus.
J’entre dans Romorantin-Lanthenay, nous sommes toujours dans le Loir-et-Cher, au cœur de la Sologne, sur la rivière de la Sauldre. Jadis cité de la draperie, il fut un temps où plus de 30 roues de moulin tournaient à Romo et ses environs (dont un tiers dans le centre). J’ai dormi dans une superbe bâtisse, l’ancienne réserve à grains du château rénové en maison d’hôte, c’est un client du bar-tabac qui m’a indiqué l’adresse, ça a permis de court-circuiter e-booking (ils ponctionnent 15 % à l’accueillant). Assommé par la marche, le froid et la pluie, je m’endors avant de m’allonger.
Vierzon-la-Jaune
Douleur sur le haut du pied droit, j’ai trop forcé hier – c’est pas trop méchant j’espère -et bonne nouvelle, la tête est desserrée. Comme les fleuves ou les LGV, les autoroutes sont des véritables tranchées, des frontières, il y a le nord et le sud, l’avant et l’après. Il faut des passerelles. Je traverse l’A85, celle qui relie Angers à Vierzon
A Villefranche-sur-Cher, je passe devant quelque chose d’extrêmement rare, une pharmacie désaffectée. D’habitude, ce sont des boucheries (beaucoup!), des cordonneries, des merceries, des épiceries, des cafés, mais les pharmacies, c’est toujours ouvert, c’est même souvent le seul commerce qui vit encore dans les villages fantômes. Les croix vertes clignotent sur tout le territoire pour honorer les ordonnances épaisses des docteurs prescripteurs à la main lourde. Les croix vertes s’illuminent pour éclairer le chemin du médicament: docteur, pharmacie puis dépendance. A Villefranche-sur-Cher, de l’autre côté du trottoir, presqu’en face de la pharmacie désaffectée, une autre toute pimpante est ouverte.
J’arrive à Mennetou-sur-Cher puis Châtres-sur-Cher :sa porte du XIIIème siècle, ses ruelles endormies et son distributeur d’andouillette. Châtres, Thénioux, et là trou noir. D’habitude, je me repère sur ma carte régulièrement, pour savoir où j’en suis, mais à partir de Thénioux, et jusqu’ à Méry, impossible de me localiser Alors j’ai lâché prise, j’ai juste suivi les signes rouge et blanc du gr, c’était beau, et très long, des jeunes sous-bois alternant avec des vieilles forêts. j’arrive à Méry, puis Vierzon, il est plus de 21h.
Réveil dans la la chambre 216 de l’Arche hôtel, sur la porte de l’antichambre, un précepte est inscrit : « le lâcher-prise est un acte plus puissant que de se défendre. » Je me demande s’il y a une maxime différente écrite dans chaque chambre.
Encore un rêve de bouffe. J’ai rêvé que je mangeais une chips.
Hier, j’ai trop forcé, 13 h de marche. Je pensais avoir beaucoup plus mal au pied droit, c’est pas si grave, et mes jambes, ça va aussi. En sortant de l’hôtel, je traverse le marché. Les bonnes odeurs me nourrissent, les gens sont biens, souriants, détendus, amicaux ; les gens sont beaux à Vierzon au marché du samedi matin. Ça me fait du bien.
Vierzon fut jadis une ville phare de la révolution industrielle. La SFMAI (Société Française de Matériel Agricole et Industriel) fabriquait – dès la fin du 19ème – des locomotives et du matériel de battage à vapeur. Pour sauver la boite de la faillite, dans les années 30, la SFMAI devient la Société Française de Vierzon et se reconvertit dans la production de tracteurs. Les fameux tracteurs de la française sont indestructibles et peuvent tourner à l’huile de vidange. Fin des années 50 : l’américain CASE rachète l’usine. S’ensuit mécaniquement un lent démantèlement jusqu’à la fermeture en 1994. Même déclin pour les deux autres fleurons de la ville : l’industrie verrière et l’industrie de la porcelaine.
Un héritier d’une de ces dynastie porcelainière déchue, Eric Larchevêque , est en train de réécrire l’histoire en version numérique. Son arrière grand-père, Marc Larchevêque, a fondé à la fin du 19ème son usine de porcelaine qui participera à l’essor de la cité berrichone. la fabrique a disparu avant que l’arrière petit-fils n’ait l’occasion de la reprendre. Touche à tout et voyageur, Eric Larchevêque a fait fortune en créant des sites de rencontre aux début d’internet. Il se lance ensuite dans l’immobilier en Roumanie, dans l’hôtellerie en Lettonie et il mène une carrière internationale de joueur de poker. En 2014, il entame une nouvelle partie, dans son fief : il fonde une start-up à Vierzon. Ledger conçoit des coffre-forts à bitcoins en utilisant la technologie de la carte à puce. En surfant sur l’engouement mondial pour la cryptomonnaie, la start-up a vendu entre 2017 et 208 plus de 1,5 millions de ces coffre-forts à travers 165 pays. Elle emploie aujourd’hui 45 salariés. Les premiers ateliers d’assemblage ouvrent dans des locaux prêtées par la mairie communiste de Vierzon. La production, un temps délocalisée en Chine a été rapatriée dans Vierzon-la-Rouge en mai 2018. Si tout se passe bien, le nouveau bâtiment pourra accueillir jusqu’à 130 personnes. Le maire communiste, Nicolas Sansu, veut profiter du phénomène Ledger pour faire de Vierzon la Silicon Berry.
En attendant, il met à disposition un terre plein communal aux gilets jaunes interdits de rond-point par Macron. À la sortie de Vierzon, à côté du rond-point de la D 2076, où l’on peut rejoindre le péage de l’A 71, – je vais à leur rencontre. On parle d’abord rando avant politique, un gars, retraité, très sympa, passionné de marche me raconte le GR20 (le sentier qui traversant la Corse du nord au sud), je lui demande si c’est aussi dur que ce qu’on entend. Apparemment oui, sa réputation de chemin le plus difficile d’Europe n’est pas surfaite. Il me raconte aussi son escalade du Mont Blanc. Pendant ce temps là, deux femmes distribuent des tracts aux bagnoles, et un mec, une force de la nature, casse du bois avec une grosse hache.
J’ai de la chance, la veille, le 1er février, ils viennent de se mettre d’accord sur une série de revendications. Je garde cette feuille précieusement, en ce moment même, je l’ai sous les yeux, et cette feuille A4 recto verso est pour moi comme un totem, le symbole du souffle des GJ. Tout est dit, déjà, dans l’intro :
Vous trouverez ci-dessous les revendications qui sont le résultat de riches débats, d’échanges et de réflexion collective des Gilets Jaunes vierzonnais durant plus de deux mois. Cette liste corrigée et amendée au cours de la dernière assemblée générale des gilets jaunes du vendredi 25 janvier dernier devient notre référence.
Des gens se réunissent sans qu’on leur demande pour parler politique, pour proposer, pour revendiquer, là oui, c’en est, de la démocratie, le pouvoir du peuple passe par des citoyens qui s’intéressent aux affaires publiques. Des gens debout, qui désobéissent aux maîtres, Cet automne, lorsque j’ai commencé à voir sur ma petite route des gilets jaunes derrière les pare-brise, vraiment, j’ai su qu’il se passait un truc. Ça vient du fond, de loin, c’est ancré, c’est populaire, et ce n’est pas vulgaire. Certains aimeraient que ça le devienne en prononçant le mot « populisme » comme s’il bavait de la bile. Mot valise du moment dans les médias, mot fourre-tout, mot sur-employé, pour désigner tout à la fois Trump, le brexit et l’indépendantisme catalan, bref, un mot pour amalgamer et décrédibiliser, c’est un dévoiement du langage. C’est un vrai retournement du sens des mots quand on apprend d’où il vient. Le mot populiste émerge au 19ème, il désigne alors les membres d’un mouvement politique américain : le people’s party. C’est un mouvement fondé par des fermiers en 1892 défendant une économie collective pour mieux s’émanciper de la dépendance au crédit.
Sur la feuille des revendications des GJ Vierzon, il y a d’abord un premier point sur l’augmentation du pouvoir d’achat, ensuite, un gros point sur la justice fiscale, avec une demande d’une lutte efficace et volontaire contre la fraude et l’optimisation fiscale (80 à 100 milliards par an qui pourraient subvenir aux investissements dans le service public). On retrouve également le Référendum d’Initiative Citoyenne, suspensif, législatif, abrogatoire, constituant et révocatoire. Est revendiquée également une interruption de toutes les fermetures ou diminution de services publics : hôpitaux et maternité, bureaux de poste, écoles, ONF, lignes SNCF. Les Gilets Jaunes vierzonnais réclament en outre la renationalisation de la Poste, EDF, GDF, autoroutes, SNCF, Services de l’eau, des déchets et la création d’un pôle public bancaire pour aider aux projets d’investissements ou de créations d’entreprise. Il y a un chapitre transition écologique, préconisant de favoriser le frêt et transport voyageur par voie ferrée, la suppression des produits phytosanitaires déclarés dangereux, et meilleure répartition des aides aux agriculteurs en favorisant les petites exploitations.
Profondément, Bravo et merci pour ce travail les Gilets Jaunes vierzonnais et tous les gilets jaunes de France. Et face à cette clameur publique, le monstre froid, la machine étatique arrache des mains et éborgne les citoyens en utilisant des armes de guerre. Méprisant pouvoir d’une ultra-minorité qui veut continuer quel-qu’en soit le prix à vivre sur le dos de la population.
Je fais un point avec mon collègue marcheur gilet jaune à propos de mon itinéraire. A Vignoux-sur-Barangeon, je vais récupérer le GR 41. Je refais le plein de phytoncides toute l’après midi dans la forêt d’Allogny. En sortant de la forêt, en début de soirée, une joie m’envahit, la joie de voir l’horizon qui se dégage, la joie de quitter les arbres, la joie de voir loin. Quand la ligne d’horizon s’ouvre, je ressens comme une libération; ça fait partie de ces moments fulgurants, sentiment de liberté, le relief, les couleurs : un dégradé de gris en ce jour finissant, un ciel chargé de multi couches de gros nuages sur un bel horizon courbé.
« Le pays de la pomme » m’ont dit les gilets jaunes de Vierzon en me causant de St Martin d’Auxigny. Ils ne m’ont pas menti. En descendant vers le village, je longe des milliers de pommiers. La pomme de St Martin d’Auxigny, la pomme du Haut Berry. Me voici dans un nouveau pays.
Le pays des pommiers voilés : des voiles sont enroulés et tendu autour d’un filin, prêts à être déployés pour protéger les fruitiers. J’apprends plus tard les 3 principales fonctions du voile :
protéger les bourgeons de la grêle qui peut tout ravager en quelques secondes (St Martin d’Auxigny se situe justement dans un zone où règne un micro-climat particulièrement propice aux orages violents et à la grêle. Les humains aiment les défis. Juste à côté, à Menetou-Salon, le clocher fut d’ailleurs foudroyé par l’éclair dans la fin des années 90).
L’autre fonction est de créer un effet serre et d’augmenter la température autour des pommiers. Enfin, lorsque les arboriculteurs lâchent des bourdons pour polliniser, les filets les empêchent d’aller travailler chez le voisin.
Je descends de la forêt, je traverse La Rose, commune de St-Martin. Lorsque j’arrive dans le bourg, la nuit est déjà tombée. Les volets sont fermés et les rues désertes. Je croise une âme, une âme avec un pain sous le bras, je lui demande s’il y a des chambres d’hôtes, il me renvoie vers la boulangerie ou le bar . Je choisis le bar. Quelques couples à table, 5 mecs au comptoir, la patronne est très jeune. Je commande une tisane et je demande où je pourrai loger dans le village. Et là, j’ai eu l’impression d’avoir lancé le grand débat ! J’ai ouvert une grande discussion. Une cohésion a soudain uni les différentes tablées, L’assemblée est devenue générale, à l’ordre du jour : les différents acteurs de l’accueil dans le village. Là, il y a un château quelque part, la-haut, qui ferait chambre d’hôte, ça commence à polémiquer sur le châtelain, là, en bas, il y aurait un gîte, mais personne n’est vraiment certain s’ils le font encore. Le débat dévie sur la santé des uns les autres, ils m’ont carrément oublié. Je n’ai aucune adresse, aucun nom, aucune direction.
Finalement, un des client au comptoir proposer de m’emmener, là-bas, quelque part, où peut-être il y aurait éventuellement un gîte. Je décide d’adopter la maxime de l’hôtel de Vierzon, celle de la chambre 216. Je suis au bar, et j’attends qu’un gars finisse son verre de rosé, qui n’est jamais le dernier. Finalement, j’hébergerai chez lui et ça va devenir un ami. Nous parlons chasse (Eric est un grand chasseur, spécialisé dans le faisan.)
Chez Eric, un de ses potes, jeune et barbu, vient chercher un bout de biche. Ça parle armes et permis de chasse. La femme d’Eric soigne mon pied par la magie et je vais me coucher. Dans la chambre, il y a le chasseur nivernais, où le président de la fédé parle de la campagne nationale de pub « nous sommes les premiers écologistes de France », il témoigne «on se disait ça à tout bout de champ, dans les réunions », ça argumente ensuite régulation de la faune sauvage, connaissance, et il y a le témoignage d’un agriculteur chasseur qui dévoie 25 hectares en jachère pour le refuge de la faune (il en cultive 600 ).
Le matin, au réveil, j’aime écouter Eric. Il a eu plusieurs vies. Il fut je pense un excellent commercial, il est aujourd’hui chaudronnier dans une boite fabriquant des calibreuses, à butternut, ananas, bananes… des petits bijoux à 500 000 €. Le matin, il me dépose sur le bord de la D940, au croisement avec une ancienne voie ferrée réhabilitée en voix verte, je passe une gare, c’est l’ancienne gare de Saint Georges, le long de la ligne de chemin de fer joignant Beaune la Rolande, dans le Loiret, à Bourges via Argent sur Sauldre, en service de 1885 à 1987.
Je marche vers Menetou-Salon, puis Parassy, ensuite, je grimpe, le relief s’accidente, je file à travers le bois de Michavant, et j’atteins la Borne, village d’artiste un peu éteint pendant cette période, village de poterie, il y a quelques salles d’expo d’ouvert mais les deux bars sont fermés. Je sors du village par l’est, je marche sur la D49 pour traverser le Bois d’Humbligny. Là, je tombe sur une base militaire lostienne, improbable, avec des bâtiments semi-enterrés et des tours à gros bulbes. C’est la station hertzienne militaire d’Henrichemont. Au lieu-dit la Fenasse, je rejoins le GR31, mon objectif est d’atteindre Neuvy-Deux-Clochers, le village n’a pas l’air d’être très grand mais je n’irai pas plus loin.
Neuvy-Deux-Clochers-Une-Chambre-d’Hôte
En quittant le bois d’Humbligny par les Poteries, j’ai croisé beaucoup de Charolaises, un très gros élevage de Charolaises, avec un nombre incroyable de taureaux. La nuit est tombée, c’est le grand final à la frontale en arrivant vers Neuvy-Deux-Clochers. Chemin et ventre creux, la tête et les jambes légères, tellement légères que je flotte, je lévite, je décolle. J’ai marché toute la journée, la nuit est tombée, mais je n’ai plus mal aux épaules, je n’ai plus mal aux pieds. En passant une crête, j’aperçois les lumières lointaines de petits villages, perchés ou dans les creux, je me sens en montagne. Dans les carrefours stratégiques, j’éclaire les arbres avec mon frontale pour repérer les marques rouge et blanches peintes sur les troncs. Clairement, à ce moment-là, il y a des anti-douleur sécrétés par le corps. Je marche sans savoir et je comprends le paysage, dans les chemins noirs, à percevoir le pays, porté par une drogue joyeuse. Et une confiance, une grande confiance, aucune inquiétude,je sais que je trouverai où dormir au chaud. J’arrive à Neuvy par le haut du village, je longe quelques maisons puis un cimetière. Une jeune fille et son chien (un berger du portugal, il s’appelle Iska) se promènent, je l’interpelle, elle m’emmène chez son grand-père, juste en bas du cimetière, il sort pour voir ma tête, il dit qu’il est tard, c’est dimanche soir, il n’y a qu’une chambre à Neuvy, et il ne sait pas s ‘ils sont là, mais au moins c’est tout près, je suis passé devant !
Les hôtes sont un peu décontenancés car il n’y a plus beaucoup de demande à l’improviste, encore moins un dimanche soir, mais j’ai de la chance, c’est libre, et comme demain il y a du monde, tout est prêt et c’est même chauffé. C’est une grande chambre d’hôte rénovée dans une ancienne ébenisterie. l’ accueil est chaleureux, la chambre est splendide, le village très beau, je vous recommande très chaudement les chambres d’hôte de Neuvy-Deux-Clochers, chez Alain et Nicole Serveau-Perret. Ils me parlent de Bourges-Sancerre, une rando nocturne mythique dans le coin. Les participants prennent le départ à minuit du parvis de la cathédrale de Bourges. Ils marchent sur 56 km à travers les plaines berrichonnes et les collines sancerroises. Organisés depuis 68 ans par les cyclotouristes berruyers, l’édition de 2019 a réuni près de 3500 participants.
Le Sancerrois
Pas de petit déjeuner mais une tranche de vie avec Alain qui me raconte un peu la sienne. C’est bon. Alain me parle du Berry, ça comprend le Cher et l’Indre. Au nord, dans le Haut-Berry, c’est le Pays-Fort. Traditionnellement, c’est une terre d’élevage et de vignes. Charolaise, mouton, chèvre et vignes sont les constituants traditionnels du coin. Aujourd’hui, selon Alain, les fermes s’agrandissent, et les petits disparaissent. Nous en concluons que le phénomène est mondial mais réversible.
Lundi, sixième jour, C’est le plus beau point de départ: lever de soleil sur les coteaux gueroués du sancerrois. Bon, là, vraiment, pour les amoureux de la rando, je vous la conseille chaudement, cette portion du GR31, de la Borne à Sancerre. C’est grandiose ! Quand on parcoure les reliefs de la côte de Champtin, on descend ensuite jusqu’au village de Venoize. Entre Reigny et Bué, on commence à apercevoir Sancerre, magistrale, orgueilleuse et dominatrice sur son piton rocheux, telle un Mont-Saint-Michel vigneron.
On remonte ensuite sur les lignes de crête, surplombant les domaines du Cul de Beaujeu, où les ceps plongent leurs racines dans les terres blanches des marnes kimméridgiennes. On marche ensuite dans les parcelles des Monts Damnés, une côte très prononcée qui domine Chavignol. C’est l’un des terroirs les plus prestigieux en Centre Loire, donnant des cuvées parmi les plus cotées du vignoble sancerrois. On comprend pourquoi il n’y a plus de biquettes à Chavignol. En me rapprochant de Sancerre, je me rends compte que je suis lassé des vignes. Que des vignes, que des vignes, une forme de monoculture, pas de haie, quelques bosquets de ci de là, mais c’est assez nu. L’ ultra-spécialisation vulnérabilise les viticulteurs, ils sont à la merci des aléas climatiques. Demain je croiserai une randonneuse sur les coteaux du Pouilly fumé. Elle était vigneronne et ce sont deux de ses enfants qui ont repris le domaine. Ils se sont tapés deux années de gel consécutive, en 2016 et 2017. Du méchant froid de fin avril, quand les vignes sont en train de bourgeonner. Ça a entraîné des grosses pertes. Bon, apparemment les vendanges de l’année dernière furent excellentes, qualité et quantité au rendez-vous, ils se sont refaits. Et quand on se refait à Pouilly, les caves se transforment en or. Il faut dire que les vignerons du coin travaillent en économie directe. Ils maîtrisent tout, leur vignes, la vinification et la commercialisation. Et quand on est dans l’AOC Pouilly-fumé, on ne lâche guère sa bouteille à moins de 20€, et parfois bien au-delà. Sancerre est un nom connu mondialement, il s’exporte très bien, en Angleterre, en Australie, aux Amériques…
Les deux frères en question ont 24 hectares. Ils viennent de s’agrandir en rachetant des vignes à la Charité. L’agrandissement des fermes est donc une maladie qui touche tout les secteurs. Toujours plus de boulot avec toujours moins de monde. Ultra-spécialisation et agrandissement, ce sont les deux mamelles d’une vache folle. Là, ils ont trois salariés à temps plein plus les saisonniers – en ce moment, ils en avaient deux juste pour brûler les sarments – mais 24 hectares de ceps à bichonner, c’est un boulot titanesque. J’en ai croisé, des silhouettes courbées, à tailler avec leur sécateur électrique, à démêler les sarments des fils tuteurs, puis à se repencher, parfois accroupi pour varier la position, ou lorsqu’un cep demande particulièrement de l’attention, à le jauger, pour trouver quelle baguette conserver et quels sarments tailler.
En fin d’après-midi, j’achève l’ascension du piton sancerrois. Sancerre est plus belle de loin que de l’intérieur. J’arpente seul les rues bordées de maison en attente de travaux. Certaines ont de la chance, des ouvriers sont à l’œuvre. Je croise un sambron et des maçons. Sur la place centrale, des couvreurs font une pause. Je tape la discute. Il y en a qui se plaint : « c’est mort ici, il n’y a rien », « ils ont tout mis dans la vigne », Sancerre, c’est le nom qui marche, pas la ville. Même les boutiques de vignerons sont fermées, il y en a peu d’ailleurs. ils préfèrent investir dans des hangars d’architecture semi-contemporaine flambant neuf, qui réunissent cave et boutique, dégustation et vente si affinités, au bord de leur vignes.
Jacky, l’ami sancerrois des stars des années 80
Je cherche un hôtel, il y en a un avec une vue panoramique et une piscine chauffée, tout frais rénové, et qui s’appelle le panoramic. Il aurait pu s’appeler la piscine chauffée. Les couvreurs m’indiquent un autre hôtel, plus cheap, chez Jacky. Justement, c’est une des maison qu’ils sont en train de recouvrir. « Il est le propriétaire de la moitié du bâti. » exagèrent-t-ils. Jacky, c’est une figure de Sancerres, Quand j’arrive dans sa réception, j’observe derrière son comptoir ses photos prises avec des stars parisiennes des années 70 et 80 : Jacky et Guy Lux, Jacky et Thierry Rolland, Jacky et Carlos, Jacky et Gainsbourg, Jacky et Johnny, Jacky et Patrick Sabatier, Jacky et Bernard Menez… je pense qu’il avait un établissement qui servait de point de rendez-vous dans les vignobles pas loin de Paris pour le gratin parisien des années 80. Les stars venaient développer leur palais au sancerrois sur place. C’était the place to be dans le Cher, la bonne adresse de Sancerre. Il a su développer sa boutique et attirer dans sa discothèque « le New Rempart Club » le gratin du show-biz. Aujourd’hui, le New Rampart Club est devenu l’Hotel du rempart et à l’image du village, il a perdu son brillant.
Au petit matin, des ouvriers fument une clope devant le tabac, au pied de l’hôtel. Ils m’indiquent la musse parfaite pour rejoindre Saint Satur. Je dois en effet remonter un peu au nord pour trouver un pont, afin de franchir à nouveau la Loire. Ici, la Loire ne sait pas trop par où passer, entre la Charité et Blois ; un peu comme moi, entre Bais et Jérusalem. On erre , alors on se croise et on se recroise. De l’autre côté, sur la rive est, je change de département, je change de région. Me voici en Bourguogne, me voici dans la Nièvre, le département aux 50 000 armes, d’après les estimations à la louche de l’éditorialiste du journal du Centre. Maintenant, je comprends mieux pourquoi Macron a voulu se mettre les chasseurs dans sa poche.
À Tracy sur Loire, je pénètre dans l’église, et là, je comprends la déchristianisation de l’Europe : toutes les communautés n’ont pas eu l’idée divine, comme les Tracéens, d’installer un poêle à bois. J’arrive à Pouilly le midi. Un peu comme Sancerres, nom très connu mais bourg fantôme. Des façades de grand restaurant qui devait être prestigieux à l’époque (années 60, 70, un peu en même temps que l’âge d’or du New Rempart Club de Jacky), aujourd’hui figé mais pas disparu. Un peu comme à Pripiat, tout est encore là: la décoration, les rideaux dentelles, les pancartes, mais désert et décrépit. Après Pouilly, surtout à partir de Mesves-sur-Loire, je ressens une baisse de régime. C’est le septième jour. Ça commence à me tirer sur la couenne, littéralement. J’ai vu le début d’étoiles. Je marche lentement mais le moral est excellent.
La Charité-sur-Loire
J’arrive à la Charité-sur-Loire par le bois de Charrant.. En très gros sur le mur d’une usine désaffectée : JE NE SUIS PAS SEUL. IL Y A LES MOTS. J’apprendrai plus tard, dans un café associatif, qu’il y a un festival du mot ici, il s’arrête cette année, problème de gouvernance, de cohésion et de pouvoir. A peine entré à la charité, j’apprends un nouveau mot en passant devant un hangar : ornemaniste [Peintre, artiste, ouvrier, qui s’occupe spécialement de tout ce qui tient à orner, à donner un éclat à nos demeures.]
Dans le café – salon de thé « fadidi », Françoise me réserve un accueil formidable, et ça va être mon office de tourisme de luxe. Elle me trouve une chambre pour la nuit et des contacts pour la nuit prochaine. Elle me fait aussi un petit topo sur l’histoire de la Charité et sa vie aujourd’hui : « Heureusement qu’il reste les touristes, à la Charité, la ville vieillit, il n’y a plus d’usines» . Un article dans les échos du 5 février parle justement des fermetures d’usine sur 10 ans. La région la plus touchée est le Centre avec un solde (ouvertures-fermetures) de – 87. Beaucoup de sous-traitants de la région dans le cosmétique ont fermé. La région Bourgogne elle est à moins 40. (pour comparaison, la Bretagne est à -15).
Françoise me révèle que c’est à la Charité que je croise le chemin de St Jacques, la voie historique, dite de Vézelay. La Charité est une étape célèbre pour les pélerins de Compostelle. Au lieu de continuer plein est vers le Morvan, je vais suivre le chemin de St Jacques à l’envers, j’aime bien être à contre-courant. je vais remonter vers Vézelay. Ma prochaine étape sera donc Chateauneuf-Val-de-Bargis, elle a appelé une amie qui joue de l’orgue pour les messes là-bas. J’ai le numéro de deux femmes qui dépannent et le numéro du maire, Patrick Rapeau.
En parlant de contacts, j’en ai vraiment plus que les deux années précédentes. Plus de rencontres, plus d’interaction, je me sens plus sociable. La rencontre sur les chemins est-elle comme un muscle à développer?
Cette nuit, j’irai donc dormir chez Ira, Ira Schulz-Reichenbach, une femme de plus de 80 ans, très alerte, très accueillante, honorée de la médaille Marseille-Hambourg et présidente de l’association Dialogues 58, asso qui a pour but d’améliorer l’intégration des étrangers dans la Nièvre et en France. Sa maison se situe au beau milieu de la Loire, dans l’île du Faubourg. C’est une ancienne boucherie, située au bord de la Nationale 151, celle qui relie Chateauroux à Auxerre. Les camions font trembler la maison. Ce fut néanmoins une excellente nuit, et fort peu onéreuse puisqu’Ira fait des prix pélerins à 26 € la nuit. Trop mignon, dans la soirée, je suis allongé, je lis, et j’entends un bruit de frottement, sous la porte, quelqu’un glisse une enveloppe ! C’est Ira, qui m’a écrit un petit mot sur l’enveloppe, pour m’expliquer que sa conscience ne lui permet pas d’accepter tout mes sous étant donné queje ne prends pas le petit déjeuner. Dans l’enveloppe, une pièce de 2 €.
la forêt des Bertranges, la forêt de fer
J’entre dans la forêt des Bertranges par le hameau de la Vache. Un endroit prospère au XVème siècle grâce au moulin à blé. Les bâtisses furent redestinées en forge au XVII ème siècle avec la création d’un haut-fourneau. Selon Colbert, le minerai de fer des Bertranges est le meilleur du pays. A son apogée, une centaine d’ouvriers produisaient ici principalement des ancres pour la marine royale. Les gallos-romains avaient déjà repéré la qualité du minerai de fer de la forêt des Bertranges; Aujourd’hui, le domaine des forges de la vache s’est reconverti dans l’accueil touristique, professionnel et culturel.
Là, j’y suis, au cœur de la diagonale du vide, et c’est beau. Certains préfèrent l’appeler la diagonale des faible densités, ça sent le politiquement correct mais c’est sans soute plus juste. J’arrive à Chasnay, et c’est sur, c’est un village à faible densité. Village fantomatique, merveilleux, déserté par les humains, niché dans une vallée clairière à l’intersection des trois forêts, Bellary, l’Arbourse et les Bertranges. Il y a ce village, des landes, et des vignes ! Là, les vignes sont belles, comme perdue entre forêt et pâture, Montaillant et les vignes de Rachon, appellation des côtes de la Charité, il faut que je goûte ce vin, situé sur ce coin sauvage. Ce n’est pas l’openfield nièvrois entre bois et forêt que j’ai pu croisé auparavant. C’est pentu, c’est sauvage, Des vignes biodynamiques sont nichés là, perdues et sublimes.
C’est ici, dans cette forêt d’Arbrouse, que le GR fut le plus sauvage, par moment impraticable, c’est là aussi que fut l’apothéose de ma marche. Ce fut une révélation. Ça grimpe, je m’élève, j’avance faiblement, très faiblement, en accord avec mon énergie, avec tout ce qui m’entoure.
En sortant de la forêt, je traverse des champs puis je retourne sur la nationale 151, très vite, me voici dans le village du trèfle à 4 feuilles, Châteauneuf-Val-de-Bargis. Ici, il y a une ferme de trèfle à 4 feuilles. La société familiale carré de trèfles, 5 associés et une salariée, a acheté la licence exclusive auprès de l’INRA. Ils les insèrent dans des bijoux. Une fois cueillis, les trèfles restent dans l’eau au frigo, puis sont trempés dans une solution qui les vitrifie. Ils sont enfin stockés dans un herbier avant d’être intégrés dans un bijou.
La halte de campagne
J’ai mes contacts , ceux de Françoise, de la Charité, mais je n’en aurai pas besoin. Je vais voir à la mairie, c’est fermé mais il y a un petit mot sur la porte spécialement destiné aux pélerins. Les clés du refuge sont à retirer à la boulangerie ou au café du village, « la Halte de campagne ». Je choisis la halte. Accueil à la nivernaise, tous les regards braqués sur moi mais pas vraiment de réponse à mon bonjour enjoué. Le patron, tête de con :
– Monsieur ?
Je commande une tisane. Un vieux monsieur me dit :
– En 20 ans que je viens dans ce bar, c’est la première fois que j’entends ça.
-la tisane ?
à la réécoute de ce mot tabou, il a un regard de gamin coquin et espiègle.
le patron en train de fouiner dans sa boite :
– J’en ai pas !
Je fais donc une entorse à mon régime et je m’assois avec un thé et le journal du centre. Un écran géant accroché au mur diffuse une chaîne d’info. Elle nous informe qu’un écolo dont j’ai déjà oublié le nom vient de démissionner de LREM. Tout le monde s’en fout, c’est juste un bruit de fond dans le bar. j’écoute les conversations des habitués, plutôt jeunes et quasi tous artisans. A la campagne, à la tombée de la nuit, il y a les paysans dans leur ferme, les retraités dans leur maison et les artisans dans les bars. Un électricien et son apprenti viennent de sortir. Un barbu trentenaire qui buvait avec eux y va de son petit commentaire :
– ça se voit que c’est du second œuvre, les électriciens, c’est pas vraiment du bâtiment;
un autre gars tâche de les défendre :
– De toute façon, les maçons, si tu les écoutes, il y a qu’eux qui bossent;
– Mais non, il y a aussi les couvreurs, les charpentiers.
Le monde des artisans aussi a ses castes. Il fut aussi beaucoup question d’une pétition :
-Faut que tu signes la pétition.
-c’est pour quoi ?
-Pour le retour des djihadistes en France… contre la fermeture de la classe à Champlemy.
un nouveau vient d’entrer :
-Faut signer la pétition !
– c’est pour quoi ?
– Pour la fermeture de la classe à Champlemy
– Contre ! Contre la fermeture de la classe !
Les cafés servent aussi à ça, à étoffer les pétitions. Lorsque j’arrive dans un village, c’est vraiment comme un thermomètre, le café. Ça me donne la température du coin, l’ambiance du pays, la chaleur humaine ou la méfiance. C’est mon point de contact pour ressentir. C’est une maison ouverte; ouverte aux habitués comme aux inconnus. En 1900, il y avait 500 000 cafés. Il n’y en avait plus que 36 000 en 2015 . On estime à 26 000 le nombre de communes (sur 34 970) ne possédant plus de cafés. 26 000 villages sans point de contact! Tu m’étonnes que ça va mal.
J’ai signé le registre, j’ai payé 15 € au taulier, j’ai la clé, la clé de l’étape du village. C’est près de la mairie, j’essaye d’ouvrir la porte, ça ne tourne pas, la porte est vieille, très vieille, je pousse, elle n’est pas fermée à clé, le couloir fait penser à une ruine, clairement, je m’inquiète, ce n’était qu’un passage, j’arrive sur une petite courette, et là et je vois le bâtiment, ça ressemble à une petite salle communale des années 70, c’est chaud, c’est propre et c’est vide. Il y a 3 gros dortoirs avec des lits superposés (ça représente au moins une bonne quinzaine de couchages)
Je lis le livre d’or des pélerins de Chateauneuf-Val-de-Bargis. J’ai de la chance apparemment. De telles étapes municipales sont rares par ici. De nombreux pélerins disent merci, ils n’en reviennent pas. C’est dans cette étape de Chateauneuf que j’élis ma ville d’arrivée, ma ville chérie, ma ville mille fois bénite et trois fois sainte : Clamecy. Clamecy, tu entres dans le panthéon de mes villes de rupture de marche et de jeûne, après Alençon et Blois. Clamecy, c’est la plus grosse ville du coin, c’est la grosse ville du nord nivernois, il y a une gare. Clamecy, ma cité d’Ys, mon Alexandrie, ma Jérusalem ! Clamecy, sous-préfecture de la Nièvre, me voici ! Il y a des brochures pour touristes dans l’étape, où j’apprends que Clamecy, tu es née en 635.
Clamecy, ma cité d’Ys
Alleluia ! Je me suis entraillisé. Demain, c’est la fête ! 1O jours d’éclaircissement lucide, 10 jours de purge, sans bourdons, sans bruit de fond, sans interruptions, du chemin, du chemin, toujours du chemin. Ça permet d’aller au fond, de se remémorer les signes.
La nuit à Clamecy, dans l’Hôtel de la poste de la sous-préfecture niévraise, je me sens si détendu, tout mon corps est relâché, comme si je sortais du sauna perpétuellement. J’attends 7h, l’ouverture du petit déjeuner. Mon corps et mon esprit font union pour une mobilisation générale : s’alimenter. J’ai rêvé de GR. Je me voyais, sur la carte IGN, sur les lignes roses et tortueuses du GR, j’étais tout prêt mais je tournais autour de l’auberge sans jamais l’atteindre.
Les nuits ne sont pas les plus agréables, je m’endors direct, assommé par les kilomètres, mais soit je me réveille régulièrement, soit je rêve de bouffe.
Mais là, ce matin, ce petit matin, à Clamecy, à 2 heures du mat, je me sens restructuré, purifié de fond en comble, les idées claires. Hier, en faisant mes petites affaires dans la ville, j’étais d’une humeur extrêmement sociable et joyeuse. Je riais spontanément, naturellement.
Finalement, je me suis rendormi, 7h, je suis le premier à descendre. Bon, ce moment là, de rupture de jeûne, ça touche des cordes spéciales, ça fait vibrer l’âme. Du pain, du beurre, du fromage, une pomme, ils deviennent tous des morceaux de paradis, je tâche de me réguler, de manger très lentement, de mâcher énormément, pour ne pas me faire mal.
la parabole de la coopérative Axéréal
Je mâche très lentement en lisant le journal du Centre. Je tombe sur un article qui parle de fermetures de magasins agricoles d’une coop nommée Axéréal. C’est une parabole extraordinaire pour décrire l’état de l’agriculture et l’état du pays. La coopérative Axéréal opère dans l’agricole et l’agroalimentaire. Elle est implantées sur plusieurs départements, principalement dans la région Centre. C’est un ogre collectant 5 millions de tonnes de grains auprès de 13000 céréaliculteurs. C’est le principal intervenant dans la Nièvre. En application de son projet de réorganisation baptisé « ambition 2022 », elle prévoit la fermeture de 10 sites. Ils passeront en mode « moisson » d’ici 2022, c’est à dire que les silos resteront ouverts lors des moissons pour stocker les céréales récoltées mais ces sites ne disposeront plus de magasin. En résumé, on continuera à prendre votre blé, mais c’est fini les petits services, pas assez rentable. Les administrateurs de la coop prononcent des phrases du vide: « Nous voulons avoir des coûts plus performants avec le meilleur service. Cela va changer les habitudes de nos clients, mais nous avons la nécessité de nous adapter. »
Un discours qui ne passe pas chez les agriculteurs du secteur nous raconte le journaliste nivernais :
« C’est un outil de proximité en moins. C’est inadmissible. Déjà qu’il n’y a plus rien… »
un autre agriculteur : « D’autant plus que ce lieu nous appartient. C’est une coop, qui avait été montée par les anciens. On a des parts, alors on doit donner notre avis. »
« S’il nous manque un sac de quoi que ce soit, on vient ce servir, c’est vraiment pratique. Du fil de fer, des barrières, des outils, des tubulaires, des pieux… »
Au delà des achats, les agriculteurs en profitent pour sortir de la ferme et échanger sur leur tracas quotidiens:
« C’est un vrai leu de vie, de rencontre et de discussion ».
Une pétition a été lancée. Une municipalité a prévu d’adresser une lettre à Axéréal… Les paraboles passent mais la messe n’est pas dite.
En lisant le journal du Centre, la restauration est en cours. La restauration, au sens originel du mot. Il s’agit de restaurer le petit creux du ventre, le gros trou, le gouffre. La nuit surtout, je sentais la peau de mon ventre s’enfoncer jusqu’à la surface de mes entrailles, J’ai fait le vide dans la diagonale. A l’année prochaine Clamecy.
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