Grand Cru

5 décembre 2021

Cinquième année, cinquième étape, en marche vers Jérusalem: après Bais-Alençon, Alençon-Blois, Blois-Clamecy, Clamecy-Beaune, je rejoins Beaune cet automne 2020.

Châteaugiron, le 19 octobre 2020. Lundi. En sortant de chez Amandine, mon ostéopathe, je file au Merry Land, il faut mettre son nom sur la fiche me dit le patron, sans conviction. On m’installe table 17, il y a une tête de mort en plastique sur la table. Elle ressemble drôlement à celle de mon rêve, lorsque j’arrive à Jérusalem. Il y a un corbeau noir sur mon verre de bière, elle vient de l’abbaye de Telhouet.

20 octobre 2020. 20/10/20… le début d’un algorithme comme dirait Gina (elle adore ce mot!). Gare de Laval, le piano est rubalisé et le distributeur d’histoires est condamné, c’est triste comme un wagon-bar en plein covid:

– « déjà, il y a moins de monde qui voyage, et en plus ils ne viennent plus au wagon bar… c’est la double peine. ça permettait de casser le voyage de s’installer ici » se lamente le serveur qui ne propose plus que des trucs à emporter.

J’emporte ma boisson et je retourne à ma place. Le TGV Massy-Lyon traverse des paysages pas défigurés… juste sans figure. Des parcelles interminables même à allure de TGV! Des coops avec leurs silos géants disséminés au milieu des champs, des corps de ferme abandonnées, et des agriculteurs dans leur tracteur au milieu de leur îlot sans arbres, désert de terre… Lyon Part Dieu, ça me fait drôle, c’est même un choc… ça faisait tellement longtemps que je n’avais pas vu autant de monde d’un coup, du monde à papillonner partout, des vrais abeilles! oui, ça me fait vraiment penser à une ruche. Très vite, ma comparaison de ruche se métamorphose en impression de prison… tout m’y fait penser: les regards inquiets, les dos voûtés, les démarches lasses, les masques, la nourriture en barquette, les militaires avec leurs bérets et leur famas… nous sommes des prisonniers,… Au milieu de la gare, une pub cruelle montre aux prisonniers la photo d’une bergère qui aide son agneau à se lever. La ville est devenue une prison à ciel ouvert, les évadés ont des brebis. Mon train pour Beaune va bientôt partir, c’est l’heure de mon rite du chocolat chaud, ma dernière boisson, symbole de mon entrée dans le jeûne. Au Starbucks, le serveur demande le prénom au client pour l’écrire sur son gobelet. Quand ta boisson est prête, il te hèle donc par ton prénom. La première fois que ça m’est arrivé, j’ai trouvé ça sympathique et amusant. Aujourd’hui, je trouve cette fausse familiarité imposée autant aux serveurs qu’aux clients obscène, comme une familiarité protocolaire et contrainte, un peu comme facebook qui cherche à commercialiser l’amitié. Je fais la queue, j’attends pour dire mon prénom… Cette situation m’a fait penser à une soirée parisienne il y a fort longtemps, j’étais avec un ami, Karim Dimechkie, une femme nous demande nos prénoms… Samuel… « Oh, Samuel, c’est très beau, très joli, Samuel…« .et lorsque Karim se présente… elle fait la moue… « ah…. Karim, c’est moins bien… » Scène surréaliste ou racisme spontané, naturel banalement médiocre et ordinaire. Karim fut évidemment blessé. C’est mon tour, le serveur suit les ordres et me demande donc mon prénom, je lui réponds Karim.

Le TER traverse le pays des charolaises et des moutons. C’est boisé, vallonné, c’est beau. Là où il y a de l’élevage associé au pâturage, le paysage reste beau. J’aperçois les premières vignes. A Tournus, tout le monde est descendu, il n’y a quasiment plus personne dans le train. Je suis fatigué. Chagny, une minute d’arrêt.

Quelle joie, je pars marcher, réveiller mon plaisir des autres, drainer mes colères, rencontrer les lieux, les arbres et les humains. Je prends la décision de prendre les visages en photo. J’ai soif de visages… Les masques cachent les âmes. Les masques cachent les identités. Marcher, découvrir l’inattendu, explorer des parties de soi-même que l’on ne connaît pas encore. Arrivé à Beaune, je me délasse en errant dans le centre, plein de restos bondés, ça sent la bonne cuisine. Il y a quelques mois, j’arrivais au terme de ma marche à Beaune, à peu près au même moment de la soirée, mes pas m’emmènent dans les mêmes sillages connus, me voici à l’Ibis. Je défais mon sac. Il me manque: un gilet jaune, une gourde et la carte 3120SB. J’irai au carouf demain.

à Beaune, ce matin, je prends le relais officiel de mon pèlerinage, je reprends le fil de ma session précédente, là où je me suis allongé, en février 2020, sous le porche de la basilique Notre-Dame de Beaune.Les portes étaient closes à l’époque. Aujourd’hui, j’entends la messe. J’entre et je m’installe parmi la communauté.J’arrive juste avant l’eucharistie. Le curé masqué se frotte les mains avec du gel, pendant de longues secondes, au niveau du micro, on entend alors dans les haut-parleurs le son du frottement du gel sur la peau. Le sacré est brisé, je me casse.

Je quitte Beaune facilement et rapidement, par le GR7 qui file au nord-est, Je commence à recevoir les premières informations grâce aux panneaux de bord de chemin:

Le coteau de Beaune est orienté principalement vers l’est. Il couvre 413 hectares en appellation Beaune et compte 42 premiers crus. Les vins sont essentiellement rouges, issus du cépage pinot noir, avec 90% de la production. Les vins blancs sont issus du chardonnay.

De l’autre côté de la montagne de Beaune, je passe le long du domaine expérimental viticole du Mont-Battois.Je marche au milieu des vignes soignés aux petits oignons. La magie de la marche, c’est cette mobilité sans en avoir l’air, ce changement de paysage en douceur, c’est ainsi que se révèle à moi cette colline captivante, colline chevelue encerclée par les vignes. J’apprendrai qu’il s’agit du bois de Corton. La colline est à la lisière de trois villages: Pernand-Vergelesses – que je vais traverser – Aloxe-Corton et Ladoix-Serrigny. Ces trois communes partagent 150 hectares classés en grand cru: Corton et Corton-Charlemagne. Le Corton fait partie des illustres Climat (mot désignant en Bourgogne le terroir viticole: la parcelle, le savoir-faire, Comme un protecteur, la butte boisée de Corton crée un micro-climat favorable aux parcelles abritées.

à Chaux, une femme s’arrête à ma hauteur pour m’aborder. Elle a quitté l’éducation nationale, elle était malheureuse. Aujourd’hui, elle donne des cours pour adulte:

  • « là, il y en a qui ont peur du covid. Moi, le covid, j’en ai rien à foutre. Le confinement, c’était n’importe quoi, et mon cousin qui est médecin, il pense la même chose. » Nous continuons à bavarder un peu. Je lui demande l’autorisation de la prendre en photo, je crois que ça lui fait plaisir. elle me quitte avec un large et beau sourire, ça me fait du bien. J’arrive à Nuits-Saint-Georges par l’est. Je ne m’attendais pas à ça: c’est plus animé que Rennes. Il y a des bars branchés dans la rue piétonne et les terrasses sont quasi-pleines. J’ai acheté le journal du pays, le Bien Public, celui du mercredi 21 octobre. J’y apprends le nom du vent qui m’a soufflé dans les oreilles toute la journée: elle s’appelle Barbara! C’est ainsi qu’ils ont baptisé la tempête qui a sévit aujourd’hui sur la côte d’or. Ce soir, à Nuits, gros mal de crâne.

Jeudi matin. Excellente nuit.Dans l’hôtel, hier soir, j’ai regardé un merveilleux film de Wes Andersen. Moonrise Kingdom. une histoire d’amour entre deux enfants décalés. Ils fuguent et s’aventurent dans une île, poursuivis par les adultes. Une merveille poétique, drôle, qui réveille l’amour et la foi dans les autres. ça y est, je suis rentré dans le jeûne. Je retrouve les sensations, un mélange de bien-être et de lassitude… comme une lassitude bienveillante, une lenteur… je sens aussi des vagues dans le buste, et je sens mon ventre creux. Je sens tout mon corps, aucune douleur, juste des vagues dans tout mon corps. Je n’ai plus mal à la tête. Je continue ma route plein nord, vers Vosne-Romanée. Objectif: Dijon ce soir.

En quittant Nuits par le nord, je marche au cœur des vignes. Les travailleurs sont en place, j’arrive à hauteur de trois d’entre-eux en pause. Des visages, des identités, des âmes. Nous causons. Le patron est parti hier en vacances. C’est le domaine de la famille Cathiard. Nous sommes au bord de la parcelle « les Murgers ». Voilà des gens qui valorisent bien leur territoire: sur 8 hectares, ils ont 3 salariés permanents plus deux saisonniers minimums. Les bouteilles sont vendus entre une fourchette allant de 50 à 1000€. Entre les rangs, la terre est enherbée, l’herbe est gérée au tracteur tondeuse. En ce moment, ils sont en train d’arracher les pieds secs, et de faire les trous pour les plantations.

On parle bio « il y a de plus en plus de bio« , la biodynamie? « c’est pour vendre plus cher la bouteille », ambiance de boulot? « bonne ambiance », même si « dans la Bourgogne, c’est chacun pour soi… » Le jour où je croise un gars qui me dit « ici, c’est l’entraide et la solidarité », je lui paye une bouteille de Nuits-Saint-Georges.

J’adore photographier les ruines, les friches, les épaves. Je ne sais pas trop d’où ça vient, cette attirance, cette fascination pour l’esthétique de l’abandon… peut-être parce que c’est le symbole de la vacuité des choses, de la vanité aussi, ou bien peut-être n’est ce que le témoin d’une acceptation joyeuse du cycle de la vie et de la mort. Les hommes meurent, les empires s’écroulent, les bâtisses tombent en ruine, terreau pour que les humains puissent naître, les aventures démarrer, les édifices s’élever. Mais les ruines sont aussi des vestiges. Si la ruine est sémantiquement définie comme « écroulement » conformément à son origine latine ruina, le vestige, du latin vestigium signifie l’empreinte du pied. Dans une même image, nous voyons la déchéance et le souvenir d’une grandeur, l’oubli et la mémoire, je crois que c’est cette contradiction qui me touche. Toujours est-il qu’en Côtes d’Or, je n’ai rien à me mettre sous la dent: nulles ruines, ou s’il y en a, elles sont en chantier… et il est bien avancé. C’est le paradis des artisans ici. En arrivant à Vosne-Romanée, j’en vois partout! Partout il y a des grues, des maçons, des dépanneurs, du TP, des électriciens, des peintres… Je me rends compte que j’aime aussi photographier des splendides demeures au milieu de vignes bichonnées et encloses de murs de pierres séchées fraîchement rénovés. Il y a bien quelques machines mais je sens l’attention portée aux vignes, le soin dédié aux ceps, le plaisir et la fierté, je l’éprouve, par leurs postures, leurs gestes délicats. Au milieu des vignes, ils agissent avec précaution. Je suis très agréablement surpris par l’enherbement entre les rangs!

En sortant de Vosne, je réengage une conversation avec un vigneron qui s’affaire dans ses vignes. Nous parlons mildiou, oidium, gel et chaufferettes (ces fameuses bougies allumées tous les 5 à 6 m pour gagner quelques degrés afin d’empêcher les dégâts du gel. Gérald Cacheux (du domaine René Cacheux, juste en face Romanée Conti). Il est au bord d’une de ses vignes, plantée en 1982: « en moyenne, ici, les domaines ont 7 hectares. J’en ai 3. Je n’ai pas de salariés« . Son père travaille dans les vignes. Il m’explique que 80% de sa production part à l’export: « On a de la chance, on a des appellations prestigieuses, ce sont les clients qui nous appellent. On peut s’occuper des vignes. » Je lui demande s’il n’est pas trop impacté par le covid: « Non. un importateur australien, la semaine dernière, m’a dit qu’après le confinement, les cavistes ont vendu énormément. Les anniversaires à rattraper… et les gens avaient de l’argent, ils ont acheté pour boire chez eux. Les guides, eux, ils souffrent. Ils nous demandent pour vendre nos bouteilles à leurs clients. » Gérald aussi fait ses trous en ce moment « mais je préfère planter au printemps, la terre se fait tout l’hiver, avec le gel, même s’il ne gèle plus, il y a moins de mottes. » Lorsque je lui demande ce qu’il pense des projets de viticoles en Bretagne, Gérald me répond « les Romains, ils étaient partout, ils ont mis de la vigne partout. Un de mes vendangeurs, il est du nord aussi… il a des terres, et ça lui trotte dans la tête, de planter de la vigne.« 

Le GR me fait passer dans les vignes du clos de Vougeot puis dans le village de Gevrey-Chambertin.Dijon, la nuit est tombée, j’ai commandé 2 perriers – ils ne servent pas de boisson chaude: je suis dans un bar hyper branché et hyper grand dans l’hyper centre. Je suis arrivé par le sud-ouest, par Chenôve. C’est autre chose que d’arriver par la gare – j’ai découvert Dijon l’année dernière en rentrant de Beaune par le train. Là, j’ai clairement l’impression d’arriver par derrière, par le débarras, là où les autorités ont parqué les arabes dans des tours. C’est formidable à pied de ressentir ce contraste radical, en 20 minutes de marche, passer des domaines viticoles avec leurs manoirs et leurs enclos au barres d’immeuble racisées. En buvant mes perriers, je lis un article du monde daté du jeudi 22 octobre 2020 intitulé: Les silos de la discorde. Il s’agit d’un projet dans le bocage angevin, à Morannes-sur-Sarthe. Un jeune agriculteur a le projet d’ériger un ensemble de dix silos: « Ce qui doit être construit fait 70 mètres de long et 40 mètres de large, sur 20 mètres de hauteur! Une barre d’immeuble en pleine campagne » déclare un riverain. l’article indique aussi que « trois voies de dégagement sont prévues, destinées à la noria de 38 tonnes appelés à charger et décharger le grain. » On apprend ensuite que derrière le très jeune agriculteur manœuvre une très grosse coopérative: Terrena. Terrena est un des piliers de l’agriculture industrielle en France: 14 000 salariés, 21 500 fermes et 5 milliards de chiffre d’affaires. Le journaliste met le doigt sur une des dérives du groupe: contourner la loi en utilisant ses adhérents pour ériger des sites industriels, stocker d’énormes quantités de céréales à des fins spéculatives. Le riverain interviewé, Pierre Lelouche, ancien député et ancien secrétaire d’état sous Sarko poursuit: « Ces grandes coopératives transforment les agriculteurs en salariés pauvres, étranglés par les dettes, et les contraignent à industrialiser toujours plus leurs pratiques pour survivre. Un projet comme celui-ci, c’est un emprunt de 3 millions d’euros! (…) Quand on arrive par l’autoroute, on voit un panneau annonçant fièrement le bocage angevin. Mais où est-il, le bocage angevin? Il a été rasé! Nous n’avons plus d’abeilles, presque plus d’oiseaux, il ne reste plus que des frelons et des sangliers. Tout ce que cette « nouvelle agriculture » [le slogan de Terrena] garde en vie, ce sont les nuisibles« .

Cela fait écho à une étude toute récente publiée le 13 octobre 2021 dans la revue Science Advances par 21 chercheurs internationaux. On y apprend que près de 175 000 espèces végétales sont menacées par la disparition des animaux pollinisateurs: abeilles, papillons, bourdons, oiseaux, chauve-souris… Il y a en effet plus de huit espèces de plantes à fleurs sur dix dont la pollinisation dépend de manière exclusive du travail des insectes et animaux. Or les animaux pollinisateurs sont décimés par les pesticides neurotoxiques et par la perte d’abondance florale induite par les monocultures intensives. Les silos flambants neufs sont remplis de grains, mais la biodiversité s’écroule, on coupe la branche sur laquelle on ramasse nos fruits, c’est une hérésie.

J’erre maintenant dans la rue à la recherche d’un refuge, au coin d’une rue, au milieu d’encombrants, posé entre une étagère et un seau à champagne, je trouve un bâton, il est en bois vernis, et il y a un petit blason en métal avec une croix basque et un mot: La Rhune, un sommet situé dans les Pyrénées basques, il y a même une boussole intégrée dans la tête du bâton! Les gens ont un bel accent ici, ça sent la montagne, mêlée à une grande courtoisie.

Vendredi matin, grasse mat: réveil à 8h20. Je me suis réveillé de temps en temps mais ce fut tout de même une belle nuit réparatrice. et pleine de rêves. Je note ce dont je me souviens. Je marche dans les rues commerçantes de Dijon centre. Il y a une image saisissante: je passe devant un homme et son chien, il fait la manche devant une banque marbrée.Je tape la discute, pendant notre conversation, deux personnes sont venus lui parler, une mamie caresse le chien et demande au mec s’il aime la confiture, puis un homme caresse lui aussi le chien et dis qu’il revient avec un croissant. Si je me retrouve à la rue, je prendrai Radio, mon chien de troupeau, avec moi. J’ai attrapé un GR dans la ville, au square Darcy, le GR2 qui longe la Seine et mène au Havre… parfait, c’est parti pour du GR urbain,ça demande beaucoup plus de concentration qu’en campagne: c’est comme un jeu de piste, les balisages sont noyés au milieu des panneaux, pancartes, affichages et mobiliers urbains…

J’adore ces zones hybrides, ces zones de transition entre ville et campagne, entre plaine et vallées, ces endroits où l’on peut lire le paysage. Jamais je n’oublierai cet instant, au sommet du Mont Beuvray, je pouvais littéralement avec mes yeux sauter de collines en colline jusqu’à ma destination du soir: Autun. Prendre de la hauteur, c’est bien cela, réussir à se projeter, voire la beauté des choses, comprendre en partie comment est façonné le paysage, l’apprécier, le connaître, l’aimer. Je quitte Dijon par le nord-est. Je suis fatigué, je marche péniblement dans les montées des bois communaux de Talant. Un panneau du département de la Côte d’Or m’apprend que je rentre « sur les pelouses et les combes de la vallée de l’Ouche. Aux portes de l’agglomération dijonnaise s’étendent sur plus de 200 hectares, des combes, tantôt boisées tantôt urbanisées. Sur leurs flancs, pelouses calcaires, fourrés arbustifs, éboulis et falaises s’entremêlent.« 

Après avoir traversé Plombières-lès-Dijon, je m’engouffre dans sa forêt domaniale, pour en ressortir à Darois, Je marche près d’un aérodrome et d’une maison de retraite. Je croise un groupe qui déambule, un jeune, 3 grand-mères et un chien. à ma question, tous répondent en chœur: « à Prenois!« . ça sera donc à Prenois que je trouverai un toit. D’après la carte, je suis dans une zone entourée de forêts, mais là où je marche, entre Darois et Prenois, j’emprunte un long sentier rectiligne qui fend un paysage très ouvert. Dans le cœur du bourg, 350 habitants à 15 km de Dijon, je longe un resto. Le cuistot fume sa clope à la porte de la cuisine, je l’aborde, on parle hébergement puis de beaucoup d’autres choses: « les 15 premiers jours du confinement, on regardait les story sur les réseaux sociaux, puis on a dit: « ok, on met en mode avion et on crée un truc qui dure.« 

Ils décident alors de se lancer dans la vente à emporter: le shop and go, pour les repas et les brunchs. Ils s’adaptent aussi en créant un food truck où l’on peut se fournir en pâté en croutes et en huitres. Nous sommes à l’auberge de la Charme. Anthony m’explique que lui et ses patron, Nicolas Isnard et David Le Comte, ont fait leurs armes chez Gilles Gougon, à l’Auberge du Vieux Puits, 3 macarons michelin dans l’Aude. Il y était apprenti à 16 ans et ses futurs patrons y étaient sous-chef. Depuis, les sous-chefs sont devenu chefs et ont ouvert un resto dans le centre de Dijon et développer une activité de traiteur: « ils ont les loges présidentielles du stade de Dijon« . Nous sommes sous un serin bourguignon, mais cette discussion me réchauffe, Anthony parle du resto et des chefs avec des étoiles dans les yeux, et le resto en a une aussi, accordée par le guide michelin: « Quand on a eu l’étoile, on a augmenté le chiffre d’affaire de 30%« . C’est une grande entreprise (3 sociétés et plus de 25 slariés) et rien qu’à l’auberge de la Charme, il y a 5 personnes en cuisine, 3 en salle dont la responsable de service, Cécile Sagory, la femme de Nicolas, un des chefs. Anthony, lui fréquente une des cuisinières. C’est une famille et il en parle comme telle, amoureux de son boulot et de ses collègues, content d’en parler, content de partager son enthousiasme. Anthony m’a nourri. Si un jour je m’offre un resto étoilé, ça sera en bourgogne à coup sûr.

C’est parfois tellement bien d’écouter son instinct. Anthony m’a indiqué des chambres d’hôte, je les trouve vite, très belle demeure, cailloux blancs, allure de cour de château, belles bagnoles… je préfère faire demi-tour et trouver l’autre chambre d’hôte, en bas, sur la place du village. J’apprendrai plus tard que les deux patronnes sont sœurs. Nelly m’accueille, la chambre est libre. Elle est contente de me voir arriver, elle est charmante. Elle m’explique que le circuit automobile de Dijon Presnois lui ramène beaucoup de monde. Il y a souvent des courses de formule 3 et de motos. Dans sa très belle chambre d’hôte, il y a des revues AUTO MOTO dans la table de chevet. Nelly a tenu un bar-tabac à Dijon pendant 10 ans: « C’était dur. Je démarrais à 6h, je faisais un peu à manger aussi. Je ne faisais pas la presse, seulement les journaux locaux. Je n’avais pas de salariés. J’ai du arrêter… la santé. J’ai ressenti une tristesse.« 

Elle a vendu sa maison du Val de Saône et elle a rejoint sa sœur à Prenois pour pouvoir l’aider plus souvent dans ses 5 chambres d’hôtes. Puis elle a ouvert ses propres chambres. Elle a bien fait Nelly, elle est douée pour accueillir. Et elle adore faire à manger Il y a toujours des gâteaux sur sa table, et des chocolats.

«  Quand les gens rentrent du restaurant, je ne sais pas s’ils n’ont pas assez mangé ou s’ils veulent finir sur une touche sucrée, mais ils me prennent toujours des gâteaux.! »

Nelly était si déçue que je ne prenne pas de petit déjeuner: « ici, c’est quelque chose! » à l’entendre, je sens qu’elle met tout son cœur pour faire des petits déjs 3 macarons. Je lui ai dit que je reviendrai en famille, elle était contente. Elle n’a pas voulu que je la prenne en photo, mais elle m’autorise à photographier ses sablés: « il y en a qui appellent ça des lunettes, les suisses appellent ça des miroirs. » Voici la recette de Nelly: Faites votre pâte avec farine, beurre, sucre et des oeufs. Laissez là reposer 2 heures dans le frigo. Vous étalez, vous découpez avec un emporte-pièce, puis mettez-la sur un papier sur une tôle de four 12 minutes. Laissez refroidir, puis mettez un peu de confiture et du sucre de glace. N’oubliez pas de remettre la confiture dans les trous du milieu.

Je me sens bien chez Nelly. Elle est douce, gentille et curieuse. Au matin, lorsque je descends de la chambre, ça sent les gâteaux, Nelly a déjà cuisiné un brownie, un gâteau à l’amande,  » et là, j’ai fait de la pâte à crèpes. » Des pêcheurs attentent que ça mord, à quelques mètres de la maison de Nelly, sur la place du village « Avant, il y avait des bêtes, la mare, c’était pour abreuver. » Aujourd’hui, les bêtes sont parties « ils cultivent du mais, du blé et des lentilles. Ils continuent d’enlever les bosquets. Avant, les bosquets retenaient la neige, aujourd’hui, il y a des congères sur la route. Ils sont obligés de faire venir des engins du Jura. » Me voici sur le départ. Chaleureux au revoir avec Nelly, je passe devant les pêcheurs du milieu du bourg qui attendent les restes de a l table de Nelly. Je crois n’avoir jamais parlé du sommeil altéré pendant le jeûne. Je me suis réveiller vers 2h, et après, je crois bien avoir dormi d’une traite. Pas de rêves qui surgit ce matin. Je fais un échauffement, comme quand j’étais enfant au judo.
Je quitte Prenois par son cimetière pour rejoindre la forêt communale de Pasques.Je ne m’attendais pas à marcher dans des combes aussi impressionnantes, les combes de Vaux de Roche. Je prends mes précautions, la roche calcaire est glissante et le chemin s’aventure au bord du précipice. Je suis seul, sous une lumière magnifique au milieu du feuillage d’automne des hêtres, chênes, charmes et érables. Un panneau m’apprendra qu’il s’agit de la petite suisse bourgignone. La Suisse est partout, il y a la suisse normande, la suisse dijonnaise, à la chènevétrie, j’appellerai la ferme la suisse baiséenne. Dans la réserve naturelle de Val-Suzon, je me perds. Après beaucoup d’hésitation, de demi-tour, de quête et d’enquête pour trouver le balisage, je me lance à l’instinct dans des musses non balisés.Je finis par trouver un chemin en fond de combe, puis une famille qui va éclairer ma position!;
Quand je sors de la forêt de Val Suzon, c’est la fin d’après-midi à Saussy, je n’y trouve pas de quoi dormir. Je poursuis ma route, je m’engage dans la route forestière des Grolle pour atteindre le prochain village: Vernot. J’y arrive entre chien et loup, Je frappe à une porte, au hasard. Les gens sont bons à Vernot, le village est beau, quelque chose de spécial vibre ici, dans ce hameau encaissé dans les combes, les maisons, la chaleur des silhouettes à travers les fenêtre. En allant vers la maison dont une femme m’a donné les clefs, une autre femme s’arrête pour me demander si j’ai où loger ce soir. Pour le sixième acte, je dois penser à mettre dans le sac des sachets de tisane. J’en achèterai à Langres, avec des chaussures, les miennes commencent à prendre l’eau. Et mes épaules commencent à chanter un peu, elles ne se déplacent plus sans un sac, mais ça va.

Encore une belle nuit, en pointillée, mais malgré tout une belle nuit réparatrice. Dimanche matin, à Vernot. 5ème jour de marche. Après une prière furtive, je ressens cette joie et cette reconnaissance, ce dimanche tôt le matin, à partir au point du jour sur des chemins inconnus, sans retour, juste marcher plein nord en terres inconnues. Je laisse un mot sur la table pour remercier cette femme de son geste d’hospitalité spontané et naturel. La carte m’indique que je vais traverser encore des combes, mais elles ont l’air moins profondes que celles de Val-Suzon.Je vais tracer, je me sens bien, je vais tracer sur ce GR 7, GR autoroute qui fend les forêts direction plein nord, en route vers l’analyse spectrale de mon âme. Le GR7 reprend en bonne partie l’ancien chemin de Compostelle, dont la création remonterait au XIIème siècle.

Je traverse la forêt de la Bonière, une forêt merveilleuse, une forêt d’or, lumineuse, avec sa pluie de feuilles, de hêtre, de tilleul, de chênes et d’érables, puis sa pluie tout court. Je ne croise personne de la journée, vraiment personne, juste quelques voitures. Je ne sais pas encore que ce soir m’attend un tourbillon de rencontres. Sur les terres de Poiseul-lès-Saux, je m’arrête dans un rouissoir, très bien conservé dans sa clairière. Jadis, « le chanvre était mis en ballots puis immergé dans des bassins pour y tremper de 6 à 12 jours. On extrayait ensuite la filasse, qui se trouve entre l’écorce et la chènevotte, la partie ligneuse et dure du centre de la tige. La filasse était ensuite broyée, peignée, filée puis tissée pour la corderie, les voiles de marine et les vêtements grossiers ». Je pense à la fierté et au plaisir des paysans à venir tremper leurs bottes de chanvre, cultivés par leur soin, Quelle fierté avons-nous à porter nos cotillons faits par des quasi esclaves à l’autre bout du monde? Relocalisons, ramenons le travail et le savoir-faire manuel dans nos campagnes, développons des chantiers collectifs, développons les liens sociaux, développons la vie. L’ultra concentration de la population dans des métropoles et mégalopoles produit des gens en souffrance et des boulots sans sens. Les campagnes se vident, sans vie, abandonnées à quelques agriculteurs qui font des burn-out à force de bosser sans sens eux-aussi.Revenons à la campagne, reprenons des fermes, refabriquons ce dont nous avons besoin pour vivre, arrêtons de déléguer. Le confort du GR, c’est aussi de se laisser porter par le balisage (quasiment toujours impeccable), sans se soucier de se situer sur la carte. Quel accueil à Avot. à peine franche le panneau, j’entends un gros rire de bébé à travers une fenêtre ouverte, et je devine une mère qui rit. Je ris Sur la place, des enfants jouent, un chien grogne mais n’aboie pas.

Dans le bios de la Garenne, je longe un mur de pierre interminable, me voici arrivé à Grancey-le-Château, c’est la nuit. Je frappe à une porte, je demande où je dormir au village, la dame m’envoie vers une maison. Je frappe à la porte de la maison en question, le foyer accueillait auparavant des pèlerins, ais plus maintenant, ils me renvoie là-haut, au pied du château. L’homme qui m’ouvre est un grand sec aux yeux rieurs. Il me dit que l’abri à pèlerins n’est pas chauffé, il me propose de rester chez lui. Et me voici immergé dans un tourbillon de folie après cette journée seul dans les bois, me voici au milieu de cette famille nombreuse, c’est les vacances, les enfants et les petits enfants sont là. Mémé me fait le tour de la maison, un vrai dédale comme elle dit, pour me montrer ma chambre, la famille du jura n’est pas encore arrivé, je vais prendre la chambre de Christophe. Quelle pêche la mémé, elle tournoie, fait le lit, me donne une serviette, prépare à manger. Quand je la préviens que je ne mangerai pas, lorsque je lui explique mon jeûne en marchant, elle me dit en riant « C’est pas un jeûne, c’est un lavement! » Elle m’explique qu’elle a connu une femme qui a jeûner pendant 40 jours, avec juste de l’eau sucrée: « c’est parce que son mari était en prison, au Maroc. Ah bah c’est sur qu’elle avait fondu… moi j’aimerais bien faire ça, mais mon mari n’est pas en prison » dit-elle dans un éclat de rire. « Jésus Christ a bien jeûné 40 jours… ça me fait rire, dans la bible, c’est écrit: après 40 jours, il eut faim… tu penses! » Dans le couloir qui mène à ma chambre, il y a une tête de cerf, pépé m’explique « C’est mon père qui l’a tué en 1932. On a mis une croix au-dessus. Saint Hubert, il était chasseur. Un jour, il a eu une vision: il a vu un cerf avec une croix lumineuse au milieu de ses bois, il a arrêté de chasser et est devenu évêque de Masstricht.

Quelle joie de partager le repas avec cette famille, même sans manger. Quelle belle cène, ça fusait dans tout les sens, des idées, des anecdotes, des chamailleries, des gens bons. Lundi matin, qu’est ce que je me sens bien ce matin, au réveil, quelle belle nuit. J’entends les cloches, six coups. Je me sens fringant, prêt, content de me lever tôt, il y a une longue étape aujourd’hui si je veux atteindre Langres. Je ne me souviens plus de mes rêves mais je me souviens d’un réveil en pleine nuit, hébété, je me suis dit « mince, hier j’ai oublié de faire la traite » avant de reprendre mes esprits. Soulagé, je me suis retourné et rendormi. Pépé m’explique plein de choses: « ici, à Grancey, on est sur un piton rocheux, au début du plateau de Langres. On était riches, on avait du fer, de l’eau, du bois, on a été envahi sans arrêt. J’apprends également par pépé que le département des côtes d’or s’appelle ainsi car un député, en traversant les vignes à cette saison, a eu l’idée e, 1792. Sinon, ça se serait appelé les hauts de Seine. Avant de le quitter, il me fait traverser la place du village pur m’ouvrir la maison de naissance de la mère Marie-Adèle Garnier, la fondatrice des adoratrices du sacré coeur de Jésus de Montmartre. Aujourd’hui, il y a plus d’une centaine de soeurs à Montmartre.

Je me sens comme un alpiniste! 6ème jour, ça y est, le camp de base est derrière moi, à Gracey. Je monte vers le sommet, Tout en haut, je mettrai mon drapeau, ça sera la rupture du jeûne. Escalade en solitaire, à l’alpine, sans matériel, sans manger, sans sherpas, d’une traite. Mais je ne sais pas encore ou est mon sommet, ma cinquième petite Jérusalem. Epinal?

Je suis tombé amoureux d’un village. Il s’appelle Lamargelle-aux-bois, Je rentre dans la Haute Marne par sa porte majestueuse, par ce coin de paradis, village niché dans une douce vallée boisée, Il n’ y a pas de gros château qui écrase les petites masures, il n’y a pas de barrières automatiques, pas de grillages, juste des potagers, des lamas et des ruches. je me repose dans le lavoir qui date du milieu du 19ème et je sors un livre que je viens de dégoter dans une boite à livres: les migrations humaines de Louis Dollot:

 » Mais, de tous les courants migratoires, les courants humains apparaissent à la fois comme les plus importants, les plus complexes, et les plus originaux (…). P.Leroy-Beaulieu le dit bien: il y a là un fait social les plus conformes à la nature. Il est aussi ancien que l’espèce humaine. Ce sont en effet, des causes d’ordre naturel, qui ont d’abord poussé l’homme, surtout l’homme primitif, à émigrer pour rechercher sa subsistance, assurer sa protection, ou seulement satisfaire son besoin de mouvement (en allem. Wanderlust). Tantôt la famine ou des cataclysmes (inondation, éruption) le chassent du pays où il était établi; tantôt il part, quittant un sol ingrat, simplement attiré par la perspective de trouver ailleurs une vie plus large.

Quant aux causes sociales, elles sont encore plus nombreuses et variées: persécutions politiques (proscription dans la Grèce antique et dans la Russie contemporaine, émigration des partisans de l’Ancien Régime sous la Révolution française) – religieuses (bonzes tibétains réduits à une vie errante après la réforme du lamaisme, expulsion des Morisques et des Juifs en Espagne lors de la « reconquête », tous les exodes de population en Europe occidentale et centrale, conséquence de la Réforme et de la Contre-Réforme) – économiques enfin (attrait des hauts salaires dans les pays neufs. Expulsives (ex: arrivée d’un conquérant, chômage) ou attractives (ex.: soif de l’or, séduction de riches terres à mettre en valeur), suivant qu’elles jouent aux pays d’émigration, ou dans ceux d’immigration, toutes ces causes constituent autant de mobiles poussant les hommes à se mouvoir sans cesse. (…)

Comme l’émigration, du moins à ses débuts, porte surtout sur des éléments jeunes et virils, exerçant des professions manuelles, elle causera une perte de substance vive au pays d’émigration et entraîne des évolutions dans le pays d’immigration. Or le capital humain reste le premier facteur de la richesse des nations. C’est pourquoi les mouvements migratoires tendent de plus en plus à passer sous le contrôle de l’état. Par là, le XXème siècle se différencie essentiellement du 19ème, qui laissait jeu libre à la circulation des hommes, comme à celle des produits. »

Et le XXI ème siècle, avec la dérive des états vers un hygiénisme maladif, une numérisation autoritaire et une politique terroriste envers les migrants, est le siècle du parcage des populations.

Jour de lumière sur le plateau de Langres. J’arrive à Vivey, tout petit village, lui aussi niché au milieu des vallons boisés. Il y a un château au milieu, un château entouré de dépendances en ruines. Il est midi, les papis sont dehors, ça papote, j’entame la discute, ils me parlent du château:

-« C’est quelqu’un du département qui a toujours biqué le château. ça fait 10 ans que c’est pas habité, et 3-4 ans que c’est à vendre. Il travaille pour Décathlon. Là, il est en Malaisie, il était en Russie. On est content au village, c’était une dent creuse. Ils parlent de 10 ans de travaux... »

Les seigneurs du 21ème siècle sont « executive chief » chez Décathlon…

Sur la route forestière d’Allofroy, je pense à mon rendez-vous à Langres. A Gracey, pépé m’a parlé de la cathédrale et depuis, je me dis que j’ai un rendez-vous là-bas, je ne sais pas encore qui m’attend là-bas. La nuit est tombée, mais j’en suis encore loin. En sortant d’une autre très longue route forestière, j’atteins un village: Perrogney-les-Fontaines. Je frappe à la première maison illuminée. Un vieux me dit d’entrer, après lui avoir exposé ma situation, il me dit d’aller voir le maire en m’indiquant sa maison, à quelque pas d’ici. Je frappe donc à la maison du maire: une vieille dame en blouse et souriante m’ouvre, elle m’invite à rentrer, elle est en train de préparer le dîner. Elle m’écoute puis appelle son fils, Un homme d’une cinquantaine d’années, grand, un peu voûté, écoute sans broncher mon histoire. Il réfléchit deux secondes puis lance d’un ton définitif:

« – Ben je vous emmène à Langres, au presbytère. »

ça n’était pas mon plan, de me faire emmener en voiture, mais sans hésitation je me laisse porter par sa décision. Je sais déjà que je reviendrai dans sa commune pour refaire le tronçon à pied. Dans la voiture, j’apprends que mon bienveillant chauffeur est responsable de la collecte de lait chez Sodiaal, à Langres. Il me dresse un tableau effarant de l’agriculture en Haute-Marne:

-« Ici, il y a une ferme de 5000 hectares en céréales. Il est implanté en côtes d’or mais il est sur la Haute Marne. Il a bouffé 2 fermes de 400 hectares, cet été, sans problèmes. Il a un avocat qui travaille avec lui en permanence. C’est une famille, ils sont cind frères, que de la céréale… et puis là ils ont mis en route une activité paille pour mettre en vente dans les magasins pour les petits animaux. là tout ça c’est à eux, de chaque côté de la route. C’est gigantesque. C’est une multi-société. Il faiit des sociétés avec les fermes qu’il reprend, et puis il se met à 90% et il laisse le fermier à 10%, comme ça aux structures, ils sont niqués, ils peuvent rien dire parce que le fermier il reste en place, alors que c’est les autres qui commandent.

C’est gigantesque, ils ont trois machines, dont deux new holland de 13m de coupe en chenille… Quand ils arrivent, les parcelles elles volent. Ils ont monté des bâtiments de stockage pour le grain et la paille. Ils ont colza, blé escourgeon, et ils font pas mal de tournesol aussi maintenant.

On se met à parler du lait

c’est dur, à 330€ du mille, et puis en plus ça fait trois années de sécheresse là, il y en a je ne sais pas comment ils vont passer l’hiver. C’est pour ça que ça repart pas la collecte. Les gens n’achètent pas pour nourrir, ça paye pas alors ils vont pas s’emmerder…Il y en a qui passe en bio, bon nous on en fait du bio aussi, on en ramasse. On a un sous-traitant à Gray. Il nous fait le bio et le grand cru, en haute-Saône, à une heure d’ici. Le grand cru, c’est le lait sans ensilage. On a aussi du gruyère. Il y a du lait qui vient de Carhaix, Montauban aussi. A Montauban, ils font le double de nous en lait. Ici, ce qu’est dommage c’est qu’ils auraient du faire un AOC sur le gruyère. Ils ont tous été se battre en Bretagne et puis après ben c’était foutu. Parce que là-bas y avait du lait, il suffit de faire 2 fermes et il y a un camion de lait alors… Tandis qu’ici ça devient la misère, on est passé en semi de 30 000 litres. Si, il y a que dans l’Aube, j’ai un producteur qui fait 15 000 litres [en 48h], et puis il y a un 12 000 en Haute-Marne. Celui-là, il a 2500 hectares, il fait de la céréale aussi et puis il a un gros projet de méthaniseur, énorme, un truc gigantesque, un raccordement sur la gaz à 1 million d’euros, parce que c’est là qu’ils ont le meilleur rendement, par rapport à l’électrique. Il y a un an de travaux, ça fait déjà 6 mois, il compte ouvrir au mois de juin l’année prochaine.

En Haute-Marne la moyenne des fermes c’est 180 hectares. Mais bon, toutes les fermes elles se font bouffer, ils se bouffent entre eux. Aucune pitié. Moi, je vois des villages, il n’y a même plus d’agriculteurs. C’est fini.

Quand je lui dis que j’ai 50 hectares, il me fait

  • « Vous arrivez à vivre sur 50 hectares?
  • Quand je lui dis alors que je suis en monotraite, il y a un long silence danls l’auto…
  • -Ah bon?… Parce que nous c’est à fond les robots. Ils ont tout le temps au mais. Ici, il y a robots ou roto, les jeunes, ils veulent plus traire, mais bon t’en finis plus, il y a des fermes qui ont 3 -4 robots.

Nous voici arrivés au presbytère, presque en face de la cathédrale. Il y a de la lumière à l’étage. Je sonne. Je frappe. Je sonne. Je frappe, j’appelle. Je ne suis pas entendu. Rien ne bouge. Mon rendez-vous n’est pas pour ce soir. J’erre dans la ville, de demande mon chemin, je finis par trouver un hôtel.

Septième jour. Dans l’hôtel, je déplie ma carte d’état major, j’étudie mon itinéraire. La grosse ville accessible, c’est Bourbonne-les-Bains… ça va être chaud, c’est à l’autre bout de la carte. Mais bon, je marche. D’abord, allez à la cathédrale prier pour mes proches, allumer une bougie. Puis trouver des chaussures. à force de marcher dans des chaussures mouillées, j’ai chopé des ampoules aux orteils.

C’est ce matin, devant les cierges, que je rencontre René. Je viens d’allumer une bougie René s’affaire dans les chapelles, je lui dis que je cherche des chaussures, c’est le début de notre amitié. C’est le sacristain. Il m’emmène à la messe du matin, dans le presbytère, je rencontre les vieux curés qui ne m’ont pas entendu. René m’emmène partout. Il a les clés de la cathédrale, il m’emmène là-haut, voire l’orgue (il a plus de 4000 tuyaux!)les cloches, la charpente et la terrasse de la tour, haute de 45m; Il m’emmène dans sa fiat panda, dans sa maison, et dans un magasin de chaussures. Qu’est ce qu’il raconte bien les histoires René! Il a imité Jésus qui se penche et qui parle à Luisa Picaretta. Luisa est né en 1865 dans une famille paysanne dans le sud de l’Italie. René l’adore. A ses 10 ans, elle a eu une vision: Jésus lui a demandé de l’aide. Après, elle a beaucoup jeûné, elle a beaucoup écrit aussi. René aussi est un mystique, un mystique joyeux et conteur. Il tient à me déposer un peu plus loin. Il m’emmènera jusqu’à Marcilly-en-Bassigny. Quoiqu’il arrive, j’ai donc rendez-vous en haute Marne, pour refaire un pied le tronçon Perrogney-les-Fontaines – Marcilly-en-Bassigny. ça sera l’occasion de revoir René, le véritable curé de Langres. Nous nous quittons en récitant un notre père et un je vous salue Marie à côté de sa fiat panda.

C’est bon de quitter la forêt. C’est bon de voir l’horizon. C’est bon de retrouver la route. Me voici hors GR. C’est bon de créer son propre chemin, ça renforce ce sentiment de liberté, wanderlust! Je marche avec les chaussures de la Providence, merci René! Je retrouve le GR7 dans la forêt de Marcilly-Voisey. A Varennes-sur-Amance, la commune a installé des panneaux pour offrir aux pélerins la littérautre de leur enfant du pays: l’écrivain Marcel Arland:

« Allons! Quittons la place et la grand-rue par le chemin qui descend à l’Ormeau, et qui découvre un merveilleux horizon de vallées, de villages, de ruisseaux dans les bas-fonds et de grands bois sur les lointaines collines. Que d’harmonieuse ampleur! Ce n’est pas un paysage: c’est mon pays. » (Lumière du soir, Gallimard, 1983)

A la nuit tombante, le relief se creuse, les Vosges approchent. J’aperçois là-haut sur la colline un clocher byzantin qui trône au-dessus des canopées. J’arrive à Coiffy-le-Haut, à ma gauche, des vaches, à ma droite, des vignes! Je viens de découvrir un paradis caché, des vignes nichées au milieu des herbages vallonnés.Une grappe de passionnés ont réimplanté des vignes ici dans les années 80, comme un écho aux nombreuses vignes présentes ici avant le phylloxera. En traversant le bourg, Je passe devant un bar-cave, les gens attablés respirent la joie. La vigne et le vin amènent la vie à Coiffy. Je trace ma route pour ne pas arriver trop tard à Bourbonne-les-Bains.

Je trouve refuge à l’hôtel l’étoile d’or. J’adore le charme désuet des villes thermales. ça me fait penser à Bagnoles de l’Orne, c’est comme un voyage à la Belle Epoque. Mercredi matin. Comme disait un militaire belge rencontré dans le Morvan, le repos est une arme. Et porte conseil. Mon esprit valide ce qu’il a esquissé hier: je vais prendre direction plein nord. Epinal est trop loin en 3 jours, je dois ménager ma monture. Mon corps tient bon mais je l’ai beaucoup sollicité avec des journées de 8 à 12 heures de marche, pas besoin de franchir la ligne rouge, baissons un peu les étapes, et Beaune-Vittel, ça marche bien! Vittel! Vittel! Vittel! Seras-tu donc ma cinquième petite Jérusalem? A l’office de tourisme de Bourbonnes, je fais le plein de gentillesse et de conseil. J’arrive dans les Vosges! Ce soir, je dormirai au relais des Vosges à Monthureux-sur-Saône.

Je quitte Bourbonnes par la départementale 139 pour rejoindre Serqueux, une ligne droite. Soudain, j’entends un fracas monstre derrière moi, je vois une bagnole qui vole, puis qui retombe au sol en faisant 3 ou 4 tonneaux avant de s’immobiliser sur le toit. Elle est à 100m, le temps d’y être, le chauffeur est déjà sorti, il ramasse ses affaires éparpillées sur la route. Je tente de le raisonner et j’appelle les secours. Ils arrivent très vite, J’apprends qu’en cas d’accident de bagnole, le premier réflexe à adopter est de couper le contact. Ils le font asseoir, lui mettent une couverture de survie et un masque. Il réclame ses lunettes, je fouine dans sa caisse et je finis par les retrouver. Les pandores arrivent aussi, ils prennent mon témoignage, me demandent ce que je fais, je leur réponds « pèlerin. » il note sans broncher. David, le pilot, est sonné mais entier.

A Tignécourt, à travers une fenêtre, je vois un peintre concentré sur sa toile, très colorée, j’aime bien son style. Sans la forêt, je marche sur des tapis de faînes, puis je rencontre mes premières vosgiennes, elles sont splendides. Dans la vallée de la Saônette, je découvre des ruines, tel un temple inca, c’est beau, splendide, magique, ce sont les vestiges d’un prieuré augustin qui date du 12ème siècle.

Le grand manitou vient d’annoncer un deuxième confinement national à partir de ce soir minuit. C’est la cohue à Vittel. ça grouille de monde dans les rues commerçantes. Voici encore un de mes rites, une fois que j’ai trouvé où dormir dans ma ville de rupture de jeûne, je cherche un coiffeur. Après avoir essuyé 3 refus, le quatrième me dit:

– « Vous avez un grand coup de chance! »

Il a un peu d’avance, il me prend entre deux rendez-vous. Il m’explique qu’ils ont démarré à 5h30 ce matin, et ils vont finir à 23h59! c’est la ruée! Il est fort sympathique, il me raconte qu’il fait des concours. Lorsque je lui demande ce qui l’intéresse le plus dans son métier, il me répond:

  • « Les clients… ce sont des livres ouverts »

Je trouve sa réponse formidable. Il me parle de la visite de la maréchaussée:

  • « Les gendarmes sont venus hier. Ils nous ont dit si à minuit une, il y a des clients, on les sort. ».

On reconnaît la subtilité et la finesse des pandores. Après le coiffeur, ça sera le restaurant. Pour l’heure, la sensation du vide dans l’ensemble du ventre est agréable, comme une caresse qui tapisse en tournant les parois de mes entrailles. Quand j’allie cette sensation avec la perspective de rompre le jeûne le soir même, je suis aux anges. Pour mon esprit aussi encore une belle prise de recul, s’extraire du tourbillon du quotidien, y voir plus clair, avoir la tête calme et froide pour bien préparer ses plans de bataille. Si vous allez à Vittel, allez au COF, « joyeux bistrot pour boire et manger » place des Dames. Là aussi j’ai eu de la chance, c’était bondé.

Aujourd’hui, nous sommes le 5 décembre 2021, plus d’un an a passé. Je remets en route le pèlerinage, je pars demain pour Vittel.

5 Déc, 2021 | Le Pélerinage | 1 commentaire

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  1. AXA UK

    Great content! Keep up the good work!

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