ZONE BLANCHE

8 octobre 2023

Ce sixième acte de mon pèlerinage de Bais à Jérusalem démarre lundi 6 décembre 2021. Après plusieurs mois, je refais le chemin par l’écriture. En plongeant dans mes cartes, mes carnets et mes photos, j’y retourne, dans ces lieux et ces moments ancrés dans ma mémoire, dans un lieu sacré.

Dans le train vers Paris. ça y est, le voyage a démarré. Le périple est mis en marche. Il était grand temps. Reposer tout ça, le corps et l’âme. Grand temps d’arrêter de sauter de cailloux en cailloux. Juste prendre son souffle, se retourner et regarder tout ce qui s’est passé. Je suis heureux! Heureux de reprendre le chemin là où je l’ai laissé. Merci Seigneur de m’aider à rejoindre ma sixième petite Jérusalem sans encombres! En lisant la presse dans le train, je tombe sur un article traitant de la guerre au Yémen, dont la grosse majorité des journalistes ne savent pas qu’elle existe, Celui ci parle de ce qu’il reste de l’ancienne armée du Yémen comme une coalition de tribus. Mon esprit retourne à la ferme: Icône est en voie de guérison, c’est une vache qui a souffert d’une boiterie que je n’ai pas réussi à guérir sitôt, ça a traîné, j’ai fait appel au véto qui m’a dit de faire appel au pareur, et la pareuse l’a guéri. C’était une infection au bord de l’onglon, sur la muraille, c’est assez rare. Icône boite encore mais c’est moins enflé et elle marche déjà mieux. Mon esprit revient au voyage, il faut que j’achète un gilet jaune, j’ai oublié le mien. Un autre truc dans la presse: « Le gouvernement [belge] a renoncé à une autre demande du groupe d’experts qui le conseille: pas question d’imposer à nouveau la bulle sociale » – on parlait de 5 personnes au maximum…

Ils sont forts ces belges dans la création d’expressions, des cheminots belges viennent de m’apprendre qu’il font le dry january en… février et qu’ils l’appellent… le défi minéral!

16h30. Gare de l’est. Je quitte Paris. Direction Nancy. Le rite du chocolat chaud. Au Starbucks; cette année, je décide de m’appeler Olivier.

Retour dans ma cinquième Jérusalem, ma Vittel, un peu pâlotte, je la trouve endormie, froide et grise, dévitalisée, il faut dire que le souvenir que j’en ai date, c’était en octobre 2020, La frénésie régnait dans les rues, les coiffeurs étaient ouverts jusqu’à minuit, les restos étaient bondés et cassaient les prix des pintes pour vider les fûts: c’était la veille du deuxième confinement..

Vive le pape! Après Laudato si, encyclique de référence dans la pensée écologique intégrale, je lis, toujours dans le journal et dans le train que François a dit qu' »empêcher les migrants d’entrer constitue un naufrage de civilisation« . On a vraiment le meilleur pape depuis longtemps, dommage que la majorité du reste du clergé ne soit pas à la hauteur. Je lis maintenant un article sur la Bolivie: « cette marche a montré une chose: l’indifférence criante du gouvernement, son mépris, son rejet et son abandon. Cette crise nous apprend que nous devons nous organiser, nous unir et que l’unique voie est celle de l’autodétermination. » Une citation qui peut tout à fait se transposer chez nous.

à l’aube du mardi 7 décembre, je prends ma tisane en observant ma carte. Petite journée de prévu aujourd’hui, de Vittel à Darney, c’est bien pour la mise en jambe. J’ai super bien dormi, j’étais assommé hier soir. Vittel, froide et grise, quelques rares passants, des gens hagards qui grattent frénétiquement des jeux de hasard à peine sorti du tabac. C’était vraiment comme si à peine leur dose achetée, ils se piquaient à la porte, les jeux de hasard sont une came, complètement légale et c’est ce qu’il y a de plus facile à trouver dans n’importe quel bled paumé du pays. Les jeux de hasard, comme le tabac et l’alcool, sont une drogue taxée. Mais alors quelle hypocrisie d’autoriser ces drogues là, très puissantes et nocives et d’abhorrer le chanvre. En maintenant son illégalité, l’état ne fait que renforcer la mafia qui met sur le marché des produits coupés et très dangereux. Macron est aussi con que Nixon. En sortant de la ville par la rue du Brahaut, un écriteau rappelle aux passants les atouts de la haie végétale, rappel très bien fait autour de trois axes: ça protège du vent, ça préserve la biodiversité et ça régule le régime des eaux! A tous les agris qui veulent creuser des mégatrous, allez-y! Pour y planter des arbres!

Non loin de là, un autre panneau sans doute conçu par un historien local agacé m’avertit de ne pas faire de méprise historique! Non, je ne suis pas sur l’itinéraire de la voie romaine mais sur la Grande Route Jussey-Nancy, construite sur ordre du duc Leopold de Lorraine début 18ème pour désenclaver la Lorraine en favorisant le commerce. Dans un petit village au sud de Vittel, à Lignéville je cause dans la rue avec un papy. Je lui explique mon pèlerinage en tronçons Lui aussi il était éleveur mais aujourd’hui:

– « C’est fini, on est chasseurs cueilleurs, on fait du bois, on s’occupe dans le village, vivement la retraite pour vous aussi, il n’y aura plus de tronçons! »

-« oui, je pourrais tout faire d’une traite! »

En y réfléchissant après avoir repris ma marche, je me dis que j’espère arriver à Jérusalem bien avant!

En traversant la forêt de Lignéville, un puissant sentiment de déjà-vu m’assaille lorsque je découvre des ruines. Je réalise soudain que mon impression de déjà-vu est basée sur une réalité: je suis passé ici lors du dernier jour de mon étape Beaune-Vttel, en décembre 2020. Même lors d’un voyage en itinérance, on peut retourner sur ses pas, par un jeu de chemins enlacés. Je retrouve mon empreinte au milieu des vestiges d’un temple roman: les ruines du prieuré de Bonneval. L’origine latine du mot vestige est vestigium, signifiant empreinte du pied, trace. Ainsi, je me retrouve dans une interface, à la manière des berges d’une mare, zone d’échanges entre le milieu aquatique et le milieu terrestre. Une interface entre mon passé et mon chemin d’aujourd’hui, une connexion entre un prieuré du 12ème siècle et un pèlerin contemporain, un échange entre une civilisation humaine et le monde végétal.

La nuit tombe lorsque j’arrive à Darney. Comme me l’indiquait la carte, le village est gros, il y a des piétons et des magasins, je m’enfonce vers le centre, pas de panneaux hôtel ou chambre d’hôtes. Je demande dans un tabac presse, elle m’envoie vers le libraire, le libraire m’envoie vers le sacristain: « il sait tout« .

Derrière l’église, je trouve sa porte, je sonne, il ouvre, j’explique, il me fait: « je ne suis plus sacristain, je ne m’occupe pas de ça, au revoir.« 

Ah l’accueil des chrétiens, ça fait toujours chaud au cœur! Les bonnes âmes ne se situent pas là où on les attend: à Darney, je vais les trouver dans un PMU. Le patron va se démener dans ses annuaires pour finir par trouver une chambre d’hôtes, dans le bled juste à côté, à Bonvillet. Mes hôtes sont très chaleureux. J’ai de la chance que l’on soit un mardi, Françoise m’expliquera que le week-end, c’est toujours plein. Elle me décrit ses clients: des cyclistes hollandais, des marcheurs, des gens en visite familiale, des travailleurs, des chasseurs… et un pèlerin. Le lendemain, sur le seuil, Jean-Noël me demande: « Qui c’est qui tire les vaches? » Il m’explique que son fils a repris la ferme, il a 45 vaches et 100 brebis. Elles commenceront à agneler à la fin du mois. Les agneaux sont vendus à 3 mois.

Deuxième jour, gros jour: objectif Xertigny, J’emprunte ces chemins rectilignes qui coupe la forêt telles des autoroutes forestières. dans la forêt domaniale de Darney. Je croise les voitures de chasseurs puis les chasseurs, pas les traqueurs avec leurs chiens, mais les postés, ceux qui poireautent assis sur leur tabouret, j’en croise des cons et des gentils, quand même plutôt gentils en général. Puis progressivement, le chemin s’entortille, le paysage se complexifie et les roches affleurent, L’esprit balloté par ce paysage mêlé à cette douce fatigue du corps déclenchent parfois un bien-être total. La rivière qui coule, la forêt qui pousse, l’homme qui marche, tout est en ordre. Je me sens à ma place, comme la rivière, comme l’arbre, et on s’observe, d’égal à égal. « Alles auf dem weg! » comme disent les allemands, littéralement, tout est sur la route.

Arrivé à Xertigny tard, il fait nuit depuis un moment, je traîne dans le bourg, puis je réalise que la chambre que j’ai trouvé est loin du bourg, à 3 km… 3 kilomètres qui m’en paraissent 5 ou 6. Quand j’aperçois les lumières de la maison Carmen, je me réjouis, mais je déchante quand je réalise qu’elles s’éloignent au fur et à mesure que je m’en approche, la maison Carmen est magique et taquine. Après 11h de marche, accueil chaleureux puis je m’affale. Pas envie d’écrire, j’allume la télé, c’est vraiment de la pub et de la merde.

Je me réveille un peu la nuit mais qu’est ce que je dors bien! Qu’est ce que j’ai l’impression de vivre des nuits réparatrices. pendant tout le pèlerinage, je fais le vide de nourriture et le plein de sommeil avec de l’activité physique, tu m’étonnes que je revienne en super forme! Allez, tisane et itinéraire.

« Brouillard du matin n’arrête pas le pèlerin » J’applique le proverbe et je me lance dans la brume accrochée au sol. Me voici prêt à affronter la réalité augmentée, celle sans interface, sans casque connecté, sans métavers; sans cocon, la prophétie de matrix est en train de s’accomplir: les humains s’enferment dans des cocons connectés, directement livrés en malbouffe industriel. Un jour certainement ils inventeront un système pour que nous puissions ressentir du vent froid dans le métavers! La tromperie par les mots est puissante (pensons au HVE, le label Haute Valeur Environnementale qui représente une agriculture antinomique de sa dénomination) parler de réalité augmentée alors qu’elle est précisément diminuée, c’est malin.

Je retourne dans ma réalité méga-augmentée, le ressenti du vent glacial claquant le visage est vraiment bien fait!

J’honore mon corps, et donc la création en mangeant, en le restaurant, mais également en jeûnant, en lui offrant un repos. J’ai entendu un beau sermon dans la cathédrale d’Angers pendant la période du carême où il était donc question du jeûne. Le prêtre commente la discussion sur le jeûne entre Jésus et les pharisiens, (Luc 5:33-35). Chez le percepteur Lévi, qui vient de rencontrer Jésus et offre à cette occasion un grand festin dans sa maison, les Pharisiens interpellèrent ainsi Jésus: « Les disciples de Jean jeûnent fréquemment et font des prières, ceux des Pharisiens de même, et les tiens mangent et boivent! » Jésus leur répondit: « Est-ce que vous pouvez faire jeûner les compagnons de l’époux pendant que l’époux est avec eux? Viendront des jours… et quand l’époux leur aura été enlevé, alors ils jeûneront.« , On reconnaît là un Jésus rebelle et sûr de lui! Il balaie les normes du vieux système, leurs normes caduques et contre-productives. Jésus semble dire: « C’est la fête! Je suis là avec tous mes potes, c’est le moment des réjouissances, il y aura un temps, en ces jours-là, les jours venus, que nous choisirons en toute autonomie pour jeûner ». Dans son homélie, le curé angevin abonde: Il ne faut pas jeûner pour jeûner, pour respecter un protocole ou se faire valoir, mais au contraire pour arrêter tout ce qui pollue notre capacité d’attention à l’autre. Jeûner, c’est pour être plus disponible aux autres. Ainsi, dans les deux cas, en festoyant et en jeûnant, le but est le lien aux autres, le lien au reste du monde, le lien au vivant.

Cap à l’est en passant par la Rappe Richard puis en traversant la forêt de Thiébémont-les-Drailles. Avant d’arriver à Remiremont, je passe devant un grand parc avec une biquette et des oies. Je longe la maison, un homme est là, devant son garage dont la porte est ouverte, il me propose une clémentine, je décline et on se met à causer. Il se nomme le Diouck! Il épluche des clémentines. Le Diouck me donne des recettes. Celle de la frênette par exemple:plongez 30 grammes de feuilles de frênes séchées dans 3 litres d’eau bouillante avec 1 kilo de sucre, Parallèlement, remuez 25 grammes de chicorée ou de café dans 1 litre d’eau. Il faut aussi faire dissoudre 12 grammes d’acide tartrique dans un litre d’eau. Vous mélangez ces liquides dans un tonneau tous les jours jusqu’à la fin de la fermentation, une dizaine de jours,

Il me donne aussi sa recette fétiche: « j’ai tout essayé: la clémentine et la poire, c’est le meilleur! » Voici sa recette de l’eau de vie de clémentine corses: Mettez 30 kg de clémentines corses dans un baril, 3 kg de sucre et 2 litres d’eau chaude, et 20 grammes de levure de bière. En février, vous la passez dans un cône avec une toile de papeterie inox ( Le Diouck bossait dans une papeterie à Horche). Il n’y a plus qu’à en évaporer les molécules les plus élégantes avant de les refluidifier. Sur le chemin des Vosges en hiver, le Diouck sera mon premier ange-gardien. C’est lui qui m’avertit de la neige qui arrive cette nuit, c’est lui qui me prévient d’acheter des raquettes, il me montre les siennes, l’idée me plaît énormément, pèleriner en raquettes.

Remiremont, 18h50, je prends ma tisane au bar du marché. Autant de gentillesse, ça fait du bien, et ça fait du bien aussi de voir plein de monde dans les rues et dans les bars. A l’office de tourisme, elle était tellement gentille. A l’hôtel, il était tellement aimable. Et j’ai tout trouvé ici: ceinture, tisane, hôtel… et demain matin: raquettes! Vive le Diouck! J’ai hâte, je vais glisser, mes idées vont glisser sur la neige pure! ça vient, ça vient! J’y rentre, dans mon jeûne, dans mon pèlerinage. Bercé dans cette douce gentillesse, la brutalité et la bêtise viennent soudainement piquer ma bulle: 3 pandores débarquent au comptoir. Celui qui a le front le plus bas exige de voir le pass et la pièce d’identité de la patronne! On est à l’heure de pointe, à la sortie du taf et ils viennent emmerder la patronne au boulot! C’est quoi ce pays? Plus proche d’une méga-prison que d’une démocratie. On ne peut pas prendre une tisane et un perrier tranquille. Elle va chercher à l’étage ses papiers, moi je n’en mène pas large, j’ai un pass mais pas à mon nom. il y en a un autre qui ne réapparait plus au comptoir, c’est le serveur, il a eu l’œil, il a du voir les bleus de loin. Une fois ses ausweisw contrôlés, les pandores empêchent encore la patronne de travailler en lui tenant la grappe pour des histoires de terrasses bruyantes. Pourquoi ne les entend-on pas? Les autres flics? ceux qui relèveraient le niveau, ceux qui ne ne font pas ce job pour le petit pouvoir que ça leur donne, ceux qui pensent que la démocratie doit se vivre au quotidien, y compris dans le cadre de la désobéissance civile. Il ne me semble pas que la révolution française se soit réalisée dans un cadre légal… Ceux qui pensent que les violences policières existent, ceux qui croient que le maintien de la paix civile ne passe pas par la mutilation des personnes. De la même manière que dans la corporation agricole, on entend une voix professionnelle minoritaire pour briser le bloc des éléments de langage de la fnsea, on entend pas de voix discordantes au sein des flics.

Le Diouck avait raison, Il a neigé cette nuit. La zone commerciale est à St Etienne-Lès-Remiremont, sur la rive est de la Moselle, c’est ma route. J’attends l’ouverture de l’intersport et je charge mon barda avec un nouvel équipement: mes raquettes! Entre Saint Etienne-lès-Remiremont et Saint Amé, c’est comme si la montagne me rejetait, les chemins me renvoient toujours vers la départementale. Depuis peu, une curiosité est apparue sur les chemins, une curiosité qui me déstabilise et me désoriente il faut s’y faire aux ronds, aux croix, aux triangles, rouge, vert, jaune, il y en a partout, ça change des traits rouges et blanc du GR, et surtout, il y a des chemins partout, des carrefours tout le temps.J’apprendrai plus tard qu’il y a plus de 6000 km de sentiers balisés dans les Vosges! Il va falloir que j’apprivoise ces hiéroglyphes.

A partir de 13h, il y a de la pluie qui se prend pour de la neige et de la bouillasse sur le sol. Je garde mes raquettes dans le dos. J’ai besoin d’une pause, le PMU de Saint Amé sera mon refuge. Le patron scanne mon pass, une fois attablé avec mon perrier et ma tisane, je l’entends causer de ça avec un client: »On veut pas prendre une loche, on est obligés de scanner. Ils ont contrôlé à côté hier. » La peur de l’amende amène à assumer le rôle de policier sanitaire. Il y a un écran avec les numéros du rapido qui défilent et un autre écran avec le JT. On y apprend qu’en 10 ans, 100 000 fermes se sont arrêtés. C’est vertigineux, 1 ferme sur 5 a disparu en 10 ans! Parfois, j’ai l’impression que les agriculteurs, c’est comme les highlanders: « il ne doit en rester qu’un ». Aujourd’hui, il n’en reste plus que 380 000, dans 10 ans 150 000 et dans 35 ans 10 000? ça nous fera une moyenne de 2800 hectares par exploitation. Le phénomène de l’agrandissement des fermes est délétère, car il n’est rendu possible que par « la délégation du travail à la technoscience, et son cortège d’outils mécaniques, numérique, robotiques et chimique. Tout cet attirail au service d’un extractivisme productiviste financiarisé ou autrement dit un pillage du vivant au service d’une poignée d’actionnaires« (Baptiste Morizot – Raviver les braises du vivant). (…) or (…) la vie n’est vivable pour les humains que si elle l’est pour le tissu du vivant dans son ensemble. Que le monde n’est habitable pour nous que s’il l’est aussi pour les autres vivants, puisque nous ne sommes qu’un nœud de relations tissé aux autres formes de vie« . Le pape François ne dit pas autre chose dans son encyclique Laudato Si lorsqu’il évoque la vie de Saint François d’Assise: « Son témoignage nous montre aussi qu’une écologie intégrale requiert une ouverture à des catégories qui transcendent le langage des mathématiques ou de la biologie et nous orientent vers l’essence de l’humain (…) Son disciple saint Bonaventure rapportait que « considérant que toutes les choses ont une origine commune, il se sentait rempli d’une tendresse encore plus grande et il appelait les créatures, aussi petites soient-elles, du nom de frère ou de sœur« . (…) Si nous nous approchons de la nature et de l’environnement sans cette ouverture à l’étonnement et à l’émerveillement, si nous ne parlons plus le langage de la fraternité et de la beauté dans notre relation avec le monde, nos attitudes seront celles du dominateur, du consommateur ou du pur exploiteur de ressources, incapable de fixer des limites à leurs intérêts immédiats. En revanche, si nous nous sentons intimement unis à tout ce qui existe, la sobriété et le souci de protection jailliront spontanément. La pauvreté et l’austérité de saint François n’étaient pas un ascétisme purement extérieur, mais quelque chose de plus radical: un renoncement à transformer la réalité en pur objet d’usage et de domination.« 

Le paysan n’est donc jamais propriétaire absolu de sa terre et de ses bêtes, mais il est garant de sa bonne gestion. A savoir produire et protéger, nourrir et soigner.

Pour reprendre les mots de Morizot, « Ce que l’on appelle domestique, exploitation, agriculture, cela ne désigne au fond que les dynamiques immémoriales et sauvages du vivant, mais infléchies à la marge par l’activité humaine. Quelles sont ces dynamiques qui trament le tissu du vivant? Photosynthèse, pollinisation, coopération, prédation, parasitisme, mutualismes (…) D’un point de vue écologique plus globale: cycle du carbone, des matières, de l’eau, flux d’énergie solaire ruisselant dans la pyramide trophique. Ces dynamiques sont sauvages au sens où elles sont le vivant tel qu’il était bien avant nous: elles sont indépendantes de nous. Ce n’es pas nous qui les avons faites, c’est elles qui nous ont faits. Mais leur caractère sauvage ne les exclut pas des lieux où le vivant est domestiqué. Parce que le domestique, c’est seulement une manière de les recueillir et de les infléchir. »

Ainsi, l’agriculture est une gestion très fine cherchant à infléchir et accompagner le système complexe du vivant afin de remplir une multiplicité de missions: nourrir la société humaine, protéger la biodiversité, élaborer un paysage dans lequel les humains pourront s’émerveiller du vivant. Évidemment, ces objectifs réclament une approche fine, délicate dans lequel le paysan doit avoir le temps de produire, prendre soin du vivant tout en s’émerveillant lui-même de son milieu. Naturellement, tout ça est impossible dans des fermes géantes robotisées, numérisées et biosécurisées. Ce modèle qui pressure la nature et les humains qui y travaillent ressemblent plus à du pillage qu’à de l’agriculture.

Mais la diminution du nombre de fermes n’est pas une fatalité, et leur agrandissement n’est pas irréversible. Notre société devra se doter d’un système politique fort capable d’inverser le phénomène, de redistribuer le foncier afin que les installations deviennent massives: des organisations comme l’Atelier Paysan et le Collectif Nourrir parle d’à minima 1 million d’installations au plus vite. Cela résoudra deux problèmes fondamentaux de notre société: Cet exode urbain fera en sorte que les individus soient eux-même agent responsable de leur mieux-être, en travaillant et en vivant hors de zones artificialisées bitumés, pollués et ultracontrolées. D’autre part, nous serons ainsi en mesure de conduire une agriculture nourricière sans faire disparaître des milliers d’espèces végétales et animales et sans causer des maladies aux humains par l’usage des agrotoxiques. Stoppons l’agrandissement et la spécialisation de mégafermes par un tsunami d’installations et recréons ainsi des campagnes vivantes où les humains puissent cultiver leurs champs et leurs âmes.

Je repars de Saint Amé réchauffé et revigoré. Je me sens bien, calme et déterminé. Le jeûne se passe vraiment bien. Les odeurs de boulangerie et de kebab me nourrissent. Dans le centre de Saint Amé, 3 travailleurs sortent du resto. Je les sens heureux, après cette pause au chaud et en mangeant. En sortant de la commune du Syndicat, un petit pont de bois m’offre un passage vers la forêt, la campagne et ses villages bucoliques endormis sous la neige et la brume. Les Vosges m’ouvrent les bras, le paysage m’enchante. Je me sens tranquille, le vent, le froid, la marche et la solitude nettoient ma tête.

En milieu d’après-midi, aux abords d’un tout petit bled, je demande mon chemin à un papy, il m’indique une colline à franchir. Lorsque je lui dis que je veux arriver à La Bresse ce soir, il est très surpris et me dit que ce n’est pas possible. Je lui dis avec assurance que si le mental est déterminé, le corps suivra, quand on veut on peut et patin couffin… Mon attitude de jeune gallo envers un vieux vosgien était clairement arrogante. Arrivé à Rochesson en fin d’après-midi, je tourne en rond dans le village pour trouver mon chemin vers la Bresse. Le bourg est petit mais animé, les gens viennent récupérer les gamins à l’école. Lorsque je demande mon chemin vers La Bresse aux passants, ils m’indiquent la D83 direction Gérardmer. Mais je veux suivre mon plan: d’après ma carte IGN, La Bresse est si près, il n’y a qu’à traverser la forêt de Noire Goutte. Une grand-mère finit par comprendre mon itinéraire et me dirige vers la bonne piste. Sur une place dans le cœur du bourg, je trouve enfin le panneau qui indique le départ des sentiers: La Bresse 5h. Je comprends assez vite qu’étant donné l’heure, mon état de fatigue et la neige, entamer cette marche maintenant relèverait de la bêtise. ça ne sera pas mon premier revers dans cette étape. J’ai encore mes réflexes de plaine, j’évalue les distances en centimètres sur une carte IGN, mais là où il m’aurait fallu une heure, ici avec le relief et la neige, avec le fait de se perdre dans le relief et la neige, il m’en faudra 8 demain pour atteindre La Bresse. Je me souviens avoir vu un gros panneau chambre d’hôtes plus haut dans le bourg, me voici bien avisé de prendre sa direction. Le papy de tout à l’heure avait raison, atteindre La Bresse ce soir était impossible. Là où, en plaine, je peux m’entêter pour atteindre l’objectif que je me suis fixé et arriver parfois très tard dans un gros bourg ou une ville pour y trouver facilement un logement, dans la montagne, s’entêter peut s’avérer très dangereux, sinon mortel. D’entrée de jeu, la montagne m’enseigne l’humilité, en me faisant revenir sur mes objectifs. Être déterminé, c’est bien, à condition de garder les moyens de l’être, et de rester bien vivant!

Quelle riche idée j’ai eu de rester à Rochesson! Non seulement je me suis épargné une nuit sous la neige au milieu de la forêt de Noire Goutte, mais en plus j’ai rencontré la merveilleuse et généreuse Bernadette! Elle aime le monde comme un bon baikof, plat typique alsacien qu’elle cuisine parfois pour ses hôtes; plat à base de bœuf, agneau, cochon, oignons, patates, le tout mariné dans un vin blanc d’Alsace. Les paysannes mettait le tout dans une grande terrine décorée et le laissait chez les boulangers pour utiliser la chaleur du four. Après avoir suivi les panneaux chambres d’hôtes « les tournées », la porte s’ouvre donc sur Bernadette qui rit de tout son cœur en me disant ses premiers mots:

– « C’est le père Noël! Avec sa grosse hôte! ».

Nous rigolons ensemble, quel bonheur un tel accueil! Bernadette me fait asseoir dans un canapé avec un couple de belges. Échanger des tranches de vies entre inconnus, relaxe, dans le canapé, autour d’une tisane en fin de journée, c’est un délice. Bernadette nous explique qu’elle fut un temps éleveuse de vaches laitières. Mais aujourd’hui « j’ai plus de boulot avec les chambres qu’avec les vaches« , assure-t-elle. La cliente belge proteste amusée: « On est comparés à des vaches là! » Et Bernadette de renchérir joyeusement: « … et avec les vaches, quand j’étais énervé, je pouvais taper dessus, alors que là, non. » Bernadette tient ses quatre chambres d’hôtes et ses tables d’hôtes sans frapper et avec brio! Preuve en est qu’au moins 60% de ses hôtes sont des habitués, comme ce couple, d’ailleurs, à qui je raconte mon jeûne. Bernadette se marre:

– « Quand vous allez arriver à Strasbourg, vous allez prendre une bonne choucroute! »

En riant, je ne me doutais pas encore qu’au lieu d’une choucroute à Strasbourg, je romprai le jeûne à Colmar avec un bœuf masala. La touche Bernadette, c’est aussi des chambres ultra cosy sans télé, c’est tellement mille fois mieux! Quand elle est là, je finis un moment ou l’autre par l’allumer, et c’est quand même la plupart du temps médiocre, parfois effarant de bêtise ou de conformisme, et très rarement génial et inspirant. Je m’installe sur la petite table et j’écris à la lumière d’une lampe de bureau. Je me sens bien.

Au petit matin, Bernadette me cause géologie. Il y a 65 millions d’années, Une méga faille a crée une scission et fait émerger deux massifs plus ou moins symétriques: la forêt noire et les Vosges. Au milieu, les riches alluvions de la plaine d »Alsace. Je me prépare au départ, on étudie mon itinéraire, elle me donne des contacts de refuge et d’auberge. Elle s’inquiète pour moi. Elle m’offre des guêtres dépareillés pour garder mes bas de pantalon au sec. Je pars de Rochesson guêtré et heureux. Je me sens en état de grâce, sur les chemins, protégé par mille ange-gardien, par les prières, les miennes et celle des autres. Bernadette, merci!

Je m’extraie de Rochesson en grimpant direction plein sud. A la dernière maison, le chemin s’engouffre dans un épaisse forêt blanche. Le chemin n’est plus praticable, ça y est, le grand jour est arrivé, mon initiation à la marche en raquettes! Je suis excité, je mets du temps à les enmancher. Quel plaisir de fouler la poudreuse! Quelle joie d’être le premier à la fouler! Quelle joie de retrouver la neige! Et d’être dessous. Tout est blanc, le sol, les arbres et l’air, la neige tombe de plus en plus et le brouillard est de plus en plus épais. Je ne vais pas tarder à m’égarer. La marche est laborieuse, la poudreuse est si fraîche que mes raquettes s’y enfoncent d’une bonne vingtaine de centimètres. Je garde mon calme, il est encore tôt, je suis un mélange complexe entre mon instinct et ma raison.

Je finis par trouver une route, puis un panneau pour comprendre où je suis. Je m’enfonce à nouveau dans la forêt sans savoir bien précisément où je suis et en suivant ces obscurs hiéroglyphes vosgiens, constitués de croix-triangle, de ronds pleins et de ronds creux multicolores. Soudain, j’entends des voix venant du fond de la forêt. Ces lointains échos se réitèrent et ça me rassure un peu. Je finis par rejoindre une piste de ski de fond avec un skieur dessus. L’instinct ne m’a pas trop éloigné du droit chemin, J’ai plus ou moins longé la Goutte de Plainfaing puis je suis passé près du chalet des Charmes. la Bresse n’est plus si loin. L’atmosphère est toujours d’une épaisse blancheur mate. On devine le soleil en train de se préparer pour aller se coucher. J’attaque une ligne de crête. Je suis dans mon élément: je suis dans un nuage. Tout est blanc et cotonneux. La visibilité est nulle mais je vois tout. Le paysage est extraordinaire. Puis vient le temps de la descente, une descente euphorique au crépuscule vers la vallée de la Bresse où je rebondis dans la neige. La brume et la lune se sont levées et le paysage jusqu’ici deviné se révèle à moi; Je rejoins le centre-ville et je flâne au marché de Noël. Ce moment de communion avec la société me réconforte. Je me lance maintenant à la recherche d’un hébergement.

Je repère de loin l’hôtel des vallées avec son entrée de hall arquée et sa grande porte carrousel. A la réception, on m’indique que l’hôtel est complet. Il y a trois cars de belges qui viennent d’arriver pour faire les marchés de Noël d’Alsace. La réceptionniste appelle pour moi tout les hôtels de la Bresse, les réponses sont négatives. Les premières neiges depuis fort longtemps ont attiré les skieurs ce vendredi soir. Ils s’y mettent à deux pour trouver une solution. Ils finissent par trouver une chambre à l’auberge des skieurs, des clients viennent d’annuler. Le problème est qu’il se situe à 4 km du centre. l’hôtelier propose de m’y déposer. A ce moment, je me sens véritablement pris en charge par la communauté hôtelière de la Bresse, quel accueil pro, simple et classe pour rendre service, même pour un pèlerin seul alors que votre hôtel est bondé.

Pendant 4 km nous causons économie touristique. Les Belges qui occupent l’hôtel viennent faire les marchés de Noël d’Alsace pendant 3 jours. Ils dorment dans les Vosges car en Alsace c’est beaucoup plus cher. La saison de l’hôtel, c’est plutôt l’hiver mais l’été ça tourne aussi, grâce à la multiplication des activités de plein-air: rando-VTT, balade en bateau, ULM, VTT électrique, activités nautiques… L’hôtel organise aussi lui-même des séjours clé en main qu’il vend aux autocaristes pour accueillir des cars de troisième et quatrième âge. Ils font des visites en toile d’araignée autour de l’hôtel: fermes, musées, distillerie… Me voici déposé au pied de l’auberge des skieurs. C’est l’heure de pointe, il y a déjà beaucoup de monde au resto et les gens continuent d’affluer. Mon enregistrement est expéditif avec néanmoins un contrôle strict de mon ausweiss. Dans la chambre, je réalise que j’ai perdu ma carte IGN Le Honeck, celle de demain, peut-être à la Bresse quand je me suis changé sous un arrêt de bus, ou alors à la réception de l’hôtel des vallées, peu importe, elle est perdue et demain je marche en raquettes vers le plus haut sommet des Vosges: Le Hohneck.

Le matin, la météo est complètement différente, le soleil est radieux, la neige est éblouissante. Je demande mon chemin à un vieux, qui m’indique la route qu’il a l’air de connaître comme sa poche, j’essaye de me souvenir quelques détails de son itinéraire. Dans mon carnet, j’ai le nom de refuges au pied du Hohneck transmis par Bernadette avant-hier. Ma chance est que la porte de l’auberge des skieurs donne quasiment en face mon chemin: le chemin des champis. Très vite, ma démarche est laborieuse, chacun de mes pas s’enfonce profondément dans la neige, et comme chaque matin, le démarrage est lent. Je monte très péniblement vers l’inconnu. J’arrive sur le sommet des Champis, à 1162 m, c’est une grande parcelle dégagée et assez plate. la vue est magnifique. Je n’ai pas de cartes et juste une vague idée de mon chemin, je n’ai pas le droit de négliger aucune ressource, chaque personne représente pour moi une balise. Une skieuse passe devant moi, je l’interpelle. Avec Séverine, nous allons passer beaucoup de temps. Quand elle réalise que je me dirige vers l’est, elle me prévient que les refuges risquent d’être fermés, nous sommes dimanche.Elle s’inquiète pour moi et me prévient que dans les Vosges aussi on retrouve régulièrement des morts dans la montagne. Elle trouve le numéros de plusieurs refuges, la réponse est toujours la même: c’est fermé. Je me résigne à faire demi-tour. Je me sens fatigué mais pas vraiment triste, presque heureux, comme si je réalisais à chaud que Séverine fut à ce moment-là mon ange-gardien, peut-être m’élançai-je dans de fumeux itinéraires ébauchés le matin au pied du chemin par un échange de quelques minutes avec un local, peut-être Séverine vient de me sauver la vie.

Le soir, une autre ange-gardien va m’appeler alors que j’étais en train d’échafauder une solution pour franchir le Honeck et passer dans la pleine d’Alsace. Bernadette s’inquiétait et en prenant des nouvelles, me propose de venir me chercher à l’auberge pour me faire passer la frontière.

Septième jour! septième ciel! Un peu plus engourdi au réveil, le bas du dos à droite me fait savoir que les raquettes, ça lui tire bien sur la couenne. Plus qu’un jour camarade! Mon ange-gardien vient me chercher à 9h au pied de l’hôtel. Je viens d’arriver seul dans les Vosges et hier soir, j’avais déjà 2 personnes ressources. Les humains spontanément aiment s’aider les uns les autres.

En montant dans la voiture avec Bernadette et Thierry qui me déposeront dans la campagne de Soultzeren, je prends rendez-vous, rendez-vous avec le Honeck, avec Bernadette, avec ces inaccessibles refuges dont le nom résonne dans mon calepin de pèlerin: le refuge des 3 fours, l’auberge du pied du Honeck, le refuge du Sauteret. Depuis le tout début, en partant de Bais, mon chemin comporte de nombreux effets non escomptés, des surprises qui débordent de loin ce à quoi je m’attendais, mais peut-être n’en attendais-je pas moins, de vivre les effets surprises. Le premier est donc celui-ci, la création d’une intimité avec les lieux traversés. Ce lien prend donc parfois la forme d’un rendez-vous, un engagement à revenir, à revoir. Il en fut ainsi par exemple pour ma toute première étape, dans cette ex-forge lovée entre 2 lacs et 3 forêts, Port-Brillet, cette grande rue montante à la fin de la journée, exténué mais soulagé et heureux de découvrir cette auberge ouverte! Quand j’y retourne, un attachement particulier me relie à cet endroit, j’ai l’impression d’être un peu chez moi. D’ailleurs, est-ce que partout où je marche, ça ne devient pas un peu chez moi? Je suis le pays que je traverse. ça met en branle la question des identités, de la porosité des identités, de leur élasticité, leur fusion, leur enchevêtrement. Nos identités doivent être en mouvement, comme une langue doit être parlée pour rester vivante. Notre façon de voir le monde et d’y vivre doit être vivante, comme le monde même. Même si je reste gallo en marchant, quand je traverse les Vosges, je deviens vosgien. Même si je reste chrétien, quand je lis l’ancien testament, je suis juif. Quand je vis avec une catalane, je suis catalan, quand je parle allemand, je suis autrichien. C’est presque un devoir, un devoir d’évolution de son identité, de sa conscience de soi et du monde, en écho à l’évolution de notre espèce, en écho à l’évolution du vivant. La vie est le mouvement, la perméabilité des idées. Une idée figée, une certitude, c’est la mort. Pour être, il faut connaître, étudier, et découvrir.

Avec mes aller-retours, mes étapes annuelles, j’arpente le pays. Au lieu d’arpenter mes prairies, j’arpente le pays. Je mesure, je soupèse, je sonde, j’observe les recoins et les horizons, les humains et les bêtes. Je traverse des villages endormis, ou carrément fantômes, je marche dans des villes bouillonnantes, je vois des fermes en ruine et des hangars viticoles gigantesques et flambants neufs. Cette immersion géographique, cette marche dans la carte, à pas lent, m’offre une représentation très concrète du territoire. Quand un thème surgit, parfois, des paysages et des visages m’apparaissent. Cette illustration mentale me permet de davantage comprendre, ou plutôt d’être davantage curieux quand au hasard des flux d’information, j’entends un lieu traversé.

Par exemple, auparavant, l’évocation du plateau de Langres me laissait relativement indifférent, aujourd’hui, ça me fait penser à René, le sacristain de la cathédrale de Langres, ça m’évoque l’entrée dans la Haute Marne par la porte secrète du sud, par le merveilleux village de Lamargelle-aux-bois, ça me rappelle cette discussion, avec le maire de Perrogney-les-Fontaines, qui m’expliquait qu’il y a maintenant des villages sans fermes, et c’est normal puisque maintenant ce sont des fermes de 200 ou 300 hectares qui se font manger par des fermes de 5000 hectares. Quand j’entends parler du Loiret, je sais que là-bas, on a la chance d’y entendre les oiseaux seulement lorsqu’on marche auprès des rares oasis boisés, dispersés dans un désert de monoculture. Une étude (parue lundi 15 mai 2023 dans la revue PNAS par le CNRS et l’université de Monptellier) vient de démontrer que l’agriculture intensive est la première responsable du déclin de la population d’oiseaux: la population a diminué d’un quart, soit 800 millions d’individus depuis 1986 en Europe. Et l’endroit le plus dangereux pour les piafs, ce n’est pas la ville mais la campagne: 57% en moins dans les champs européens! En détruisant les haies, en arrosant des champs toujours plus grands avec des molécules biocides, l’agriculture intensive provoque l’extinction des insectes, et donc des oiseaux. L’agriculture intensive ne nourrit pas le monde, elle produit une alimentation cancérigène, empoisonne les humains et toute forme de vie.

Grâce à Thierry et Bernadette, me voici donc dans la faille alsacienne, en passant par le col du Wettstein puis en traversant la vallée de Kaysersberg. La journée est radieuse, il y a pas mal de randonneurs, ils me montrent Le Hohneck, et les Alpes Bernoises qu’on arrive à deviner au fond de l’horizon. Un papi me confie aussi: « Quand j’étais petit, il pouvait y avoir jusqu’à 4 à 5 mètres de neige ici, et 1 mètre dans le village, c’est fini ça. » Je poursuis ma descente.

Je m’approche de Munster par le nord, dans la forêt d’Hohrod, Je m’arrête à un vestige de la guerre 14-18: un ouvrage d’état major allemand édifié lors de la bataille du Linge en 1915. Cette bataille pour le contrôle de l’Alsace a fait près de 18 000 morts jeunes français et allemands en 3 mois. Malgré que cet éperon rocheux entre les vallées de Munster et d’Orbey ne représente aucun intérêt stratégique, cette crête qui se dresse à presque 1000 mètres d’altitude est devenu le théâtre d’un carnage tuant plus de 18000 jeunes en 3 mois. C’est le fruit de l’obstination du maréchal Joffre, qui, en dépit de l’avertissement de tous ses subordonnés, s’est entêté dans la stratégie de manœuvre de débordement par les hauts. Or, les allemands, voyant le coup venir, ont eu le temps d’ériger sur la crête tout un maillage de blockhaus, de lignes de tranchées et des réseaux de fils barbelés. Ainsi Joffre a réalisé une erreur stratégique monumentale: aller combattre l’ennemi là où il nous attend. Encore une triste illustration de la médiocrité, la suffisance et le mépris des vies humaines de la part de l’état major et du gouvernement français. Au lieu d’être poursuivis pour crime contre l’humanité pour avoir fauché toute une génération, ces bourreaux ont leur nom gravé dans les rues, Il y a quelque chose de pourri dans la république française, à force de ne pas regarder ses crimes en face, et cette fin de cinquième en est une sinistre illustration.

Encore sur les hauteurs dominant la vallée de Munster, j’aperçois la ville. Ce qui me saute aux yeux, ce sont les deux clochers qui sont face à face, à une centaine de mètre d’écart. Les deux églises sont face à face, et semblent se regarder en chien de faïence: la catholique et la réformée. Mon passage pour entrer dans Munster ressemble étrangement à une porte secrète, entre la montagne, la forêt et la ville.

L’église catholique est ouverte et très vivante: il y a une exposition de crèches! J’observe et je m’inspire pour créer la crèche de l’échoppe à la ferme. Il faut, c’est capital, une belle et intense lumière intérieure. Une phrase est inscrite près des crèches: « ô Jésus, viens naître dans nos cœurs et dans nos maisons. »

J’arpente Munster dans tout les sens pour trouver un hôtel inspirant. Après plus d’une heure à tourner en rond, je finis par choisir le relais des Vosges. Après avoir investi ma chambre, je descends au bar commander mon combo gagnant: un perrier et une tisane. J’entends l’accent alsacien. C’est comme si un allemand parlait et que ses paroles étaient traduites simultanément au sein même de la bouche du locuteur, le tout en rondeur.

Mardi matin. 8h. Huitième jour. 9 heures de sommeil. Je me sens faible. Aujourd’hui, Colmar, dernière étape! Beaucoup de nouveautés cette année, comme une édition spéciale; la montagne, la neige, les raquettes, le demi-tour… et surtout celle-là: cette année, un ami m’attend dans la petite Jérusalem! Malick. Quelle joie demain! Revoir Malick! Déambuler dans une ville inconnue et rompre le jeûne le lendemain! To do list: aller au coiffeur, réserver mon billet de train, acheter les cadeaux au marché de Noël.

Je quitte Munster par un chemin parallèle à la voie ferrée filant vers Clomar, dans le fond de la vallée, j’y rencontre un homme promenant ses deux chiens, Guapo et Bella. Il est fier de me dire qu’il est de la famille à Pedro Delgado, vainqueur du tour de France en 1988. On se met à causer politique, on n’est pas du même bord mais on arrive à causer.

Assez vite, je prends de la hauteur en prenant direction sud vers Soultzbach-les-Bains. Je traverse ce très mignon petit village alsacien sans m’y arrêter. Je continue de grimper dans la forêt. Il y a un sénégalais qui m’attend à Colmar. J’ai rencontré Malick à la ferme. Il a fait un stage de 2 mois en tout dans le cadre de son BTS ACSE au Rheu. Nous sommes devenus amis. A Colmar, il est en master sciences agronomiques et environnement. Une journée de 11 heures de marche, j’ai sous-estimé le détour par les bois. Malick vient me retrouver à la gare avec son coloc.

Amadou, un de leurs potes, également sénégalais, étudiant en marketing, nous rejoint à l’apart. Il me dit que j’ai un accent anglais. Ils mangent en se servant directement dans le même plat. Moi, ça sera demain.

Mercredi 15 décembre. Malick fait sa prière depuis au moins 40 minutes. C’est génial de commencer sa journée en entendant un homme faire sa prière du matin, « Allahu akbar! ». Je suis réveillé depuis 4 heures du mat, je me suis sans doute un peu rendormi mais guère. Malick éclaire le Coran avec son portable; Neuvième jour de jeûne aujourd’hui! Rupture ce soir? Moi aussi je vais faire une prière. Et m’acheter une bible de poche! En récitant le Notre Père, je souris quand je récite « Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien! ».

Étrange jour, un jour de joie pour moi, le jour de la rupture de jeûne mais ma déambulation pré-rupture est oppressante, ballade au milieu des chalets, des gadgets type les boutiques du Mont Saint Michel, des confiseries et des bouteilles, et l’omniprésente affiche: « Pass Sanitaire Obligatoire« . Des gars de la sécu habillés en noir avec une cagoule GIGNé qui font des remontrances aux badauds démasqués, des cow-boys de la police municipale suréquipés, ceux de la police nationale et une dizaine de fourgons de CRS armés de famas… Ah! L’âme de Noël! Quelle magie! Quel enchantement!

Je me réfugie chez une coiffeuse qui peut me prendre sur le champ. Elle me raconte qu’elle fut autrefois franchisée, mais maintenant, elle a retrouvé sa liberté. Sa description de la manière dont les grandes marques de coiffure traitent leurs franchisés fait froid dans le dos:

– « Tu n’es plus libre, tu ne dois plus faire certaines coiffures. Selon les tendances du moment, tu as le choix entre un nombre limité de coupes. Il y a aussi une incitation à vendre des produits… et tu n’as pas le droit de parler d’autres choses que de cheveux! » Terrifiant, Dessange, Jean Louis David et compagnie cherchent à contrôler la teneur des échanges entre humains, la dictature commence dans les salons de coiffure! Boycottons! Allons chez les coiffeuses et coiffeurs autonomes!

Le soir, Malick m’apprend à cuisiner le Maafé. On en mange donc au Sénégal, où l’on produit beaucoup d’arachide, mais aussi au Mali et dans toute l’Afrique de l’ouest. Mixez du persil, du poivron et de l’ail puis réservez. Faite revenir votre viande poivrée et pimentée puis mettez de l’oignon et de l’ail. Pendant ce temps, vous aurez liquéfiez votre pâte d’arachide avant de l’incorporez dans la gamelle, on met de l’eau puis le sel, le bouillon, poivre et encore du piment. Enfin, on rajoute le persil, poivron et ail mixé, et on laisse mijoter jusqu’à ce que l’on voit l’huile submerger le tout. Vous servirez votre Maafé avec du riz parfumé, vous pouvez aussi accompagner de légumes.

Ce fut donc une rupture de jeûne fort peu orthodoxe et un peu grasse très éloigné du petit quartier de pomme et du raisin sec académique, mais quelle joie de partager un maafé avec 3 sénégalais dans une chambre d’étudiant, et Colmar devint soudainement le pays de la teranga! Principe de base au Sénégal, où tous se regroupent autour d’un plat unique, me voici au pays de l’hospitalité et de la tolérance, où musulmans et chrétiens piochent à la main dans le même plat.

Jeudi matin. Beau sommeil. Première gorgée de nescafé en poudre. Avant de prendre le train, Malick et moi prenons le temps d’avoir une longue discussion enregistrée. Voici donc à travers des extraits de cette discussion un témoignage de Malick sur sa vie d’étudiant sénégalais en France:

« Je suis arrivé en France le 13 septembre 2017 pour un BTS. Moi, je suis arrivé avec Campus France, en collaboration avec l’ambassade de France au Sénégal. En fait c’est des étapes, avant de passer à l’ambassade de France il faut d’abord passer par Campus France. Il y a des milliers et des milliers d’étudiants qui postulent,et à partir de là, ils vont faire des sélections, et là, après tu vas faire plusieurs entretiens. Moi, j’ai fait deux entretiens. J’ai fait un premier entretien à l’université. Après mon bac S, j’ai été orienté au sud, parce que moi je suis nordiste, je viens de la ville de Saint Louis, c’était la première capitale du Sénégal avant qu’il la délocalisent vers Dakar; au sud, j’ai fait 3 années à l’université, une licence en agroforesterie, même le choix de la France, c’était pas programmé, je n’avais pas l’idée de sortir, de voyager, mais à ma dernière année de licence, j’ai commencé à hésiter. Je suis issu de milieu agricole, mon papa est céréalier. Là où j’étudiais, c’était une université d’excellence mais en fait on faisait pas beaucoup de pratique, pas assez à mon avis. Ce qui m’a motivé pour faire des études dans l’agroforesterie, c’est qu’au nord, dans les grandes cultures, il n’y a pas assez d’arbres, il y avait un souci de rendement, c’était pas vraiment au top. Dans ma tête, pour trouver des solutions face à ça, j’ai fait le choix de faire de l’agroforesterie. Qu’est ce que c’est? intégrer des arbres au sein d’une parcelle, ça améliore la vie du sol. Ce n’est pas une pratique nouvelle mais ça refait surface, ça A disparu avec l’industrialisation; C’était une excellent formation mais je n’étais pas satisfait, je n’avais pas toutes les réponses à mes questions. C’est comme ça que j’ai eu l’idée d’aller en France. A Campus france, ils vont te demander toute une batterie de documents. Mon premier entretien s’est bien passé. Après ils m’ont convoqué pour un deuxième entretien, mais cette fois-ci à Dakar. Ils te questionnent sur tes motivations, tes projets d’étude, tes projets professionnels. J’ai eu une issue favorable, là, tu passes à l’étape visa. Mon premier choix;, c’était le BTS ACSE, Analyse et Conduite et Stratégie de l’Entreprise Agricole, car c’était une formation professionnelle, parce que j’en avais ras-le-bol avec la théorie, j’avais besoin de pratique. Franchement je n’ai pas été déçu avec le BTS. C’était super, du point de vue éducatif, rien à dire, c’était super. Il y avait beaucoup de comptabilité, j’avais jamais fait de compta dans ma vie mais c’est un choix que j’ai fait aussi: à long terme, je souhaiterai reprendre l’entreprise familiale. J’ai pensé à rentrer après le BTS, mais des professeurs m’ont encouragé d’aller un peu plus loin, parce qu’ils ont vu que j’avais la possibilité de continuer. J’ai suivi leur conseil, et, franchement, ça m’a ouvert l’esprit aussi. Tout ne se résume pas autour de l’exploitation. Du coup, c’est comme ça que j’ai eu l’idée de continuer. Après, au fil des années, j’ai vu que l’idée, elle est toujours là, mais je pensais que pour reprendre l’exploitation, il fallait être présent au pays, à l’exploitation, mais avec les nouvelles technologies et tout ça, je peux avoir une main sur l’exploitation

-« Tu veux dire que tu pourrais piloter la ferme à distance? être un propriétaire absentéiste? »

Malick esquive en riant puis reprend:

-« C’est mon cousin qui a l’exploitation, lui, il gère bien et il a aussi son enfant qui probablement pourrait poursuivre

-« Aujourd’hui, elle est à ton cousin l’exploitation? »

– « C’est lui qui gère. En fait, c’est une entreprise familiale, ça appartenait à mon père, dès qu’il est mort, c’est revenu automatiquement à ses fils, mais ce cousin là, c’est comme mon frère, il a grandi dans la maison familiale, mon père le considérait comme son fils, donc voilà, c’est un héritier légitime, donc c’est lui qui gère, mais ça rentre dans notre bien de la famille, moi, mon frère et mon cousin.

-« il y a combien d’hectares?

-« une soixantaine,

-Qu’est ce qu’il y a comme culture?

-on cultive du riz en monoculture, mais parfois on fait du maraîchage aussi.

-Il y a combien de salariés?

-en fait, le riz, son cycle de vie, c’est 3 mois, grand max 4 mois, et nous, sur l’année on peut faire 2 campagnes, il y a ceux qui font 3 campagnes selon les variétés que tu utilises, quand tu utiles les variétés précoces, tu pourras peut-être faire 3 campagnes… c’est pas toi qui va faire le semis et tout ça là tu vas embaucher des gens durant ces 3 mois là, c’est des contrats, des saisonniers

-Revenons au BTS ACSE, tu disais que tu étais content de la formation, Qu’est ce que tu retiens du stage à la ferme, plusieurs années après?

-« Comme je l’ai dit tout à l’heure, je suis issu du milieu agricole, mais c’est la production céréalière plus que je connais, donc c’était une découverte en quelque sorte, avec les animaux aussi, la traite, le pâturage, parce que, aussi il faut savoir, nous, au Sénégal, il y a beaucoup d’élevage mais c’est pas le même système d’élevage qu’ici, là, moi, j’ai vu que c’est carré, c’est vraiment technique; vous faites des paddocks, de tel jour, telle parcelle après c’est telle parcelle… Là-bas, c’est pas comme ça;;; là- bas c’est plus du nomade, il n’y a pas de sédentarisme, c’est du nomadisme, ça tourne, nous là bas on a pas l’habitude de cultiver, comme les fourragères, nous on dit les mauvaises herbes, parce que nous on pense que c’est des mauvaises herbes, on a pas cette notion là, de faire du fourrage, pour pâturer après, majoritairement, j’ai pas dit partout, mais majoritairement, on fonctionne pas comme ça.

-« Tu es en train de me dire que l’herbe là bas, c’est considéré comme des mauvaises herbes?

-« oui, c’est ça,

-et du coup, ça nettoie?

-voilà, ça nettoie. Et là-bas, le bio c’est extrêmement rare. Et j’ai appris pas mal de concepts, comme laisser les veaux à sa mère, la monotraite, je ne connaissais pas

-j’étais déjà en monotraite?

-oui, en 2019, tu étais en monotraite, donc, c’était des concepts nouveaux, je ne connaissais pas, j’ai tellement appris, du point de vue agronomique, parce qu’aussi, ce qui était bien, je ne te l’ai peut-être pas dit, mais j’avais choisi ton exploitation, parce qu’en fait j’ai connu l’exploitation à travers mes professeurs, et elle, elle m’a présenté brièvement l’exploitation, elle m’a dit, vous avez des pommiers et d’autres activités, je me suis dit tiens, c’est ça que je cherche, la diversification

-Tu m’avais parlé aussi, à propos du BTS ACSE, tu avais été surpris un de l’aspect d’immaturité de tes collègues, dans la classe

-oui, je te l’avais expliqué ça,(rires) oui c’est vrai ça. Comme je te l’ai expliqué, je n’étais pas prédestiné à venir, mais on change, on développe certaines facultés, du coup c’est comme ça que je suis arrivé mais quand je suis arrivé, bah… c’est pas la même société, tu as vu comment on vit ici avec Salim, tout est social pour nous, tout est important. Peut-être je te l’ai une fois expliqué, ce qui m’a frappé quand je suis arrivé la première semaine, c’est quoi? Quand je suis arrivé dans la classe, les gens, ils ne te saluent pas, certains, c’est pas tout le monde, quand tu les salues, ils ne te répondent pas. Pour nous dans notre culture, c’est obligatoire en fait, même si tu ne connais pas la personne, tu dois la saluer. Les gens, en ville, même s’ils te connaissent pas, ils te saluent, mais c’est une question d’éducation aussi, on a pas tous la même éducation, peut-être quelqu’un d’autre au Sénégal, il te dira autre chose, mais moi l’éducation c’était comme ça. Du coup, c’est ce qui m’a d’abord frappé. Après ça, ben c’était mon choix aussi, je ne connaissais personne, il faut que j’assume aussi, un moment donné

-oui, forcément, il y a eu des moments difficiles de solitude

-oui, franchement, moi, je suis arrivé le 13. Je ne suis pas allé en cours cette semaine là, j’étais resté dans ma chambre.

-Pourquoi ?

-Je remettais même en cause mon choix de venir, j’étais seul, il n’y avait personne, la première semaine, c’était vraiment chaud, je ne suis pas allé en cours. Après, la direction ils ont vu que je ne venais pas en cours et pourtant je suis au lycée, je suis internant. Ils sont venus me voir, j’ai dit, ben je suis fatigué, la semaine d’après, j’ai commencé les cours. Et après, l’un de mes points forts, c’est mon intégration, moi je m’intègre facilement. Peu importe les gens qui sont en face de moi, c’est vrai que je suis un peu parfois méfiant et tout ça mais je m’adapte très facilement. Du coup, dans la classe, au sein même de l’école, il y avait même des camarades de classe qui me disaient : «  maintenant, c’est toi le proviseur du lycée » parce que la direction, c’est comme si j’étais leur enfant. Jusqu’à présent, ils me contactent, j’ai des contacts,

-Avec qui ?

-Capital, c’était mon prof référent, tu le connais non, tu te rappelles de lui ?Il y avait aussi Valérie, mais tu ne la connais pas, maintenant c’est elle qui s’occupe des étrangers qui viennent au lycée. Elle aussi, c’est comme ma maman, elle m’appelle tout le temps. Quand j’ai fini le BTS, je suis allé habiter chez elle. Elle m’a hébergé dans la chambre de son enfant. Du coup, pour revenir à l ‘ambiance de la classe. Le comportement des étudiants par rapport à leur prof, ça m’a aussi marqué. Chez nous là-bas, le professeur, c’est comme un demi-dieu, tu n’oses pas aller à l’encontre du professeur, alors qu’ici, beaucoup disent est-ce que c’est vrai ou est-ce que ça n’est pas vrai?

Il y avait aussi une histoire, quand je suis arrivé au lycée, il y avait un cours en agroécologie, la prof elle faisait cours sur l’agroforesterie, vite fait comme ça, après elle a consulté mon cursus, elle a consulté mon cv et tout ça, elle a vu que j’ai fait de l’agroforesterie, c’était ma première semaine, c’était mon premier cours, elle m’a dit la semaine prochaine est-ce que tu peux nous expliquer l’agroforesterie au Sénégal

– dans le cours, devant tout le monde ?

-ouais, je peux le faire, ben je l’ai fait, ils ont apprécié, même les étudiants, ils ont bien aimé. Après, la prof, elle a proposé, parce qu’on avait un examen avec elle, sur le sujet, elle a posé des questions sur ce que j’ai fait. Et là, pendant l’examen, il y a un étudiant qui a dit « on en a rien à foutre du Sénégal… » et pourtant, c’était un délégué de la classe, il était censé représenter la classe devant le conseil, qui dit ces propos là, moi j’étais concentré sur mon exam, je n’avais pas même entendu, c’est après qu’on me l’a dit, après il a été sanctionné, il a été convoqué et tout ça, il est venu devant la classe, il a présenté ses excuses et tout ça, il y a des gens stupides comme ça, moi, que je ne considère même pas

J’ai quand même… pas souffert, mais quand même j’ai été confronté à des situations auxquelles je ne m’attendais pas, après, c’est la vie aussi, tout n’est pas rose

– Il y a eu l’épisode aussi de la main cassée, ton accident de foot…

– ah ouais tu te souviens de ça (rires, en me montrant sa main), c’est là…

-c’est complétement guéri ?

– ouais, parfois je ressens des douleurs, mais vite fait, quand je fais des activités avec la main, trop d’activités. Ouais, c’était à 3 mois avant les exams, et c’est de là que j’ai pris conscience de, quand je veux faire quelque chose je le fais, mes motivations c’est… je n’arrivais même pas à écrire, en plus c’était ma main droite, mais je n’ai pas lâché, l’examen final c’était dans 3 mois.

Parce que en fait quand j’ai eu l’accident, je suis resté dans ma chambre sans aller en classe, j’étais démotivé, après les profs ils m’ont appelé, il y a eu une prof qui m’a appelé, c’était une prof en économie, et elle m’a dit une phrase que je n’ai toujours pas oublié, elle est toujours dans ma tête. Et cette phrase là, qui a fait le déclic.

– c’est quoi cette phrase ?

-ben elle m’a convoqué dans son bureau, elle m’a dit : « Malick, ça serait vraiment dommage, avec ton intelligence, avec tes bonnes notes, avec tout ce que tu as fait depuis l’année dernière, que tu rates ton exam comme ça, et tu es prêt à rater ton exam, parce que je venais ici pour les études. Et c’est de là, ça a réveillé quelque chose en moi quoi, ça m’a donné une motivation de ouf.

– Je ne sais pas si c’est elle mais il y avait une dame qui m’a appelé, parce qu’elle s’inquiétait justement, c’était dans cette période là, où tu étais démotivé, j’étais en pèlerinage

-tu ne m’as jamais dit ça

-ah bon ?

-et j’avais du t’appeler après justement, elle était inquiète

-ouais, c’était une bonne prof, c’était une très bonne prof…

– Et à Dijon, c’était la même qualité ?

– Dijon, Dijon… Dijon, c’était compliqué , j’étais dans une formation Agronomie et nouvelles technologies, du coup, je n’arrivais vraiment pas à suivre mes cours, j’assistais, généralement, mais je n’avais pas la tête à ça, en plus, j’avais 35 h de cours dans la semaine, parce que c’était une formation professionnelle, et durant le week-end, je pars bosser, samedi et dimanche, je bosse du matin au soir, je n’avais vraiment pas le temps de faire mes cours.

-tu faisais quoi comme boulot ?

-j’étais dans la resto

-Serveur, déjà ?

– Non, aide cuisine. c’était chaud, franchement. J’ai quand même réussi à valider l’année, à faire le minimum quoi, pour valider mon année, mais c’était compliqué quand même, j’avais pas vraiment le temps de bosser mes cours, j’avais tellement de dossiers à faire. En plus, tu sais nous chaque année on renouvelle notre titre de séjour, et disons c’était compliqué aussi administrativement. Ils m’ont traîné là, pourtant j’avais tout qui était complet. Ils m’ont fait perdre un temps colossal. C’est ça qui m’a motivé aussi à quitter là-bas, parce que j’étais accepté là-bas en master, mais j’ai pas voulu faire tellement administrativement c’était le bordel quoi, et c’était pas que moi, c’était tous les étrangers, les étudiants étrangers qui font cette démarche là. Ils sont fermés quoi, mais si tu veux pas il faut pas accepter les étudiants, c’est tout

– parce que c’était l’université qui enquiquinait ?

– non en fait, c’était la préfecture, c’est politique quoi, parce que ici quand tu es étudiant étranger qu’est ce qu’ils te demandent ? La priorité c’est les études, tu es autorisé à travailler mais jusqu’à 60 %; Et chaque année tu dois justifier si tu as des bonnes notes. Si tu n ‘as pas validé ton année, tu dois des comptes à la préfecture, mais du moment que tu as validé ton année, et bien ça ne devrait pas poser problème, mais là-bas c’était le bordel

– Et le choix de travailler ; c’est parce que tu en avais absolument besoin ?

– Maintenant j’ai la famille qui me donne de l’argent, mon frère surtout qui est ici. Il s’occupe vraiment de moi mais en fait, je n’aime pas trop cette dépendance là

– et tu as une bourse à côté ?

– non, parce que je suis venu de mon plein gré, j’avais une bourse quand j’étais là-bas, et en fait j’étais en fin de cycle, j’avais fini ma licence, donc la bourse automatiquement elle s’arrête. ah moins que tu fais là-bas le prochain cycle. Et là tu vas pouvoir faire tes démarches pour obtenir les bourses

– tu travaillais à Rennes 

-non non, je n’avais pas le temps

– tu avais une petite tirelire alors, quand tu es arrivé ?

-oui, c’était la famille quoi, c’était mon frère et la famille au pays.

-Ton frère il t’aide toujours un petit peu ?

-ouais ouais

-Et là, à Colmar, si j’ai bien compris, c’était intense, exigeant, mais du coup tu as appris beaucoup de choses, et au niveau relationnel, tu avais des compatriotes, donc ça s’est plutôt bien passé ?

– ouais, franchement, Colmar, depuis que je suis là , c’est là où j’ai eu la chance quand même de rencontrer des compatriotes, au sein même de notre classe. Socialement, ça va. Et tu n’as pas vu les filles, des fois il y a des filles aussi, c’est top quoi, mais sauf qu’au niveau éducation c’est intense. En deuxième année ça va, mais en première année. Comme je t’ai dit aussi, il y a des matières planchers, des notes éliminatoires, tout ça ne te donne pas vraiment le temps. La deuxième année ça va, et je n’ai pas de cours le samedi, en première année, on faisait les cours du lundi au samedi, on n’avait que les dimanches pour souffler, du coup en deuxième année ça va, on a presque pas de cours le samedi. Mais sauf qu’en deuxième année tu as beaucoup de dossiers, oui, je t’ai expliqué le projet, c’était une réussite total, c’était l’idée d’intégrer des légumes de chez nous dans l’université, je vais te montrer, j’ai des photos , ça a marché! c’était top, top top, et à Dijon, j’avais un projet tutoré aussi, mais c’était plus la mise en place de vidéos de vulgarisation

-oui, je me souviens, tu me les avais envoyé.

Malick me montre les photos de son projet:

– A présent, la c’est du gombo, c’est le fruit qui est là, avec on prépare un plat qu’on appelle supokanj, c’est excellent, là, c’est du gomba, là c’est du bissaps, ce sont des fruits exotiques

-et c’est dans l’école

-oui, c’est au sein de l’école

-Comment tu as eu les semences?

-Il y a une des profs, par le biais, je crois, kokopelli. là ce sont des haricots, des courges, des butternut, les oignons, les patates, les carottes, c’était une réussite

-et comment tu prépares le gombo?

– tu coupes, comme les oignons… mais là aussi c’est compliqué, parce que moi je n’ai pas osé cuisiner ça… on mets aussi de l’huile de palme avec, c’est très bon. Depuis que je suis là, je l’ai goûté une fois, et c’était au resto sénégalais, à Marseille, c’était bon! c’est du délice

-Ce matin, on parlait des OGM, Et au niveau théorique, est-ce que là, tu as l’impression d’apprendre vraiment les mécaniques du vivant…

La serveuse arrive:

-‘Alors, je vous écoute’

-Je vais prendre le vacherin s’il vous plaît

-un vacherin…

-la forêt noire glacée, il y a du vin?

-euh… non, c’est dans le kouglof qu’il y a du vin, c’est juste la petite cerise qui est marinée dans du kir, mais elle est toute petite

-est-ce que c’est possible de ne pas mettre de vin

-la petite cerise?

-oui

-ben, elle est tout de suite mise dessus…

j’interviens pour résoudre le conflit de la petite cerise:

-je vais la prendre… et le kouglof qu’est ce que c’est?

-C’est un kouglof glacé donc c’est de la glace à la vanille, à l’intérieur vous avez des raisins marinés dans du mare de Gewurtz et c’est recouvert d’un petit voile chocolat

-Ben je vais prendre le kouglof finalement

– Après le master, potentiellement, à la rentrée 2022?

– là, c’est clair, je ne vais pas continuer, même si j’ai une proposition de doctorat, je ne fais pas, même si c’est toi qui me proposais de faire quelque chose…

– Quel serait ton choix idéal de proposition de travail ?

– Comme je t’ai dit, je ne suis pas trop fermé, mais quand même, il faut que je trouve un truc sur mon domaine, si c’est l’agronomie, et bien je suis preneur

– marketing sinon ?

– non (rires) mais on a fait des cours de marketing dans la formation, c’est top, on a fait de la négociation, du négoce, c’est top, ce qui m’a beaucoup plu c’est qu’on a des intervenants de l’extérieur, ce sont des professionnels qui viennent, comme pour la négociation, ce sont des experts du négoce qui viennent, mais pour revenir à mon choix, je ne suis pas trop fermé, mais faire de la vigne j’aime pas trop, je ne suis pas trop réticent mais si j’ai une autre possibilité que ça, je la prendrai, sans hésiter, du coup, je suis plus expérimentation, j’ai me bien tout ce qui est technicité, suivi des cultures, protection des cultures, j’aime bien ça, j’aime bien aussi les vaches, mais les vaches allaitantes plus, mais faut pas changer ton système hein(rires)

– tu envisages de travailler, 2 ans, 3 ans ? Ou 4, 5 ans en France avant de retourner au Sénégal ou de ne jamais retourner au Sénégal et de piloter en télétravail ?

– tout est possible

– tu te plais bien en France ? Est-ce que tu pourrais résumer la mentalité de la société française en une phrase ?

– En une phrase ? C’est un piège, ça (rires)Franchement pour dire vrai, déjà, ça m’a plu, je ne regrette pas d’être là, j’ai vu que j’ai grandi, en sagesse, en maturité et surtout, il y a cette ouverture là, ça m’a permis d’avoir un esprit d’ouverture, et puis tout n’est pas acquis non plus. Pour revenir à la mentalité, ben, c’est pourquoi je t’ai dit c’était un piège en fait, tu sais pourquoi?Parce qu’en fait, c’est relatif

-tu es un vrai politicien toi…

-non c’est pas ça, pour moi ce n’est pas lié à la nationalité ou bien à la couleur de peau, c’est à la personne, même au Sénégal, ou en Afrique, ou dans d’autres continents, il y a des pires espèces, là on parle de racisme et tout ça, mais parfois en Afrique, c’est pire, et donc elle est belle la France, c’est pourquoi je t’ai dit c’est relatif. J’ai rencontré énormément de personne, et je te dis ce sont des belles âmes, mais aussi j’ai rencontre des personnes qui… voilà…

– non mais on est d’accord, il y a des individus, qui sont effectivement les pires crapules du monde n’importe ou et des ange-gardien n’importe ou on est d’accord, mais, il y a une organisation de la société, il y a des habitudes, il y a des normes, qu’est ce que tu penses de ces normes, ces habitudes, ces rituels…. Qu’est ce que tu penses de ça ?

– Déjà je pense que c’est une société qui est un peu fermée, il y a de l’individualisme, il y a du social aussi, mais le social, c’est aussi ce que l’on fait là, tu partages une passion, un sujet avec une personne, discuter, ça aussi c’est du social, ce n’est pas que d’aider les nécessiteux, ça c’est des trucs que je n’ai pas vraiment bien apprécié, en toute franchise. Par contre, bon, moi, je ne connais pas beaucoup de pays, je compare par rapport au Sénégal, les gens d’ici, ils aiment ce qu’ils font, ils bossent, il y a le travail, il y a des personnes qui bossent au quotidien pour l’avancement de certains aspects. L’’exemple que j’ai envie de donner, c’est quand j’étais au Lycée à rennes, au Rheu, même au sein de l’administration tu rencontres des personnes qui savent se rendre disponibles, ça t’étonnes, tu te dis, mais tiens ! Est-ce que celle-là elle attend quelque chose derrière, c’est vraiment…

-Concernant ta foi, je savais que tu faisais tes prières tous les jours, il y en a 5 par jour, tu arrives à faire les 5 ou pas ?

– franchement, même, quand je suis arrivé ici, je dirais peut-être, je me suis même amélioré dans ce sens là, c’est vrai que je ne suis pas vraiment baigné dedans, je fais juste ce qui est obligatoire, mais je ne fais pas de bonus, parce que en fait si tu veux il y a des bonus aussi, mais moi je fais juste ce que je dois faire, ce qui est conseillé, écrit, ce que je dois faire je le fais, je m’arrêtes là, parfois ça m’arrive aussi de rajouter du bonus, franchement, je suis vraiment fier de moi de ce côté là, j’ai senti que je suis proche de Lui

– ça t’aide ?

– oui, ça m’aide. Parce que je ne sais pas si je t’avais expliqué, quand j’étais à Rennes, il y avait des tentations en fait, comme partout, même ici aussi il y a des tentations. Après que la situation est passée, je me mets à cogiter, à dire, tiens ! Pourquoi je n’ai pas fait ça ? Et pourtant si je l’avais fait, c’était un pêché

– C’était quoi comme tentations ?

– des tentations avec des filles, tu sais, nous , c’est interdit de coucher avec une fille avant le mariage, mais il y a des tentations, sur ce point là franchement je m’abstiens, c’est grâce aux prières que j’ai fait, parce que à force de les faire, tu deviens de plus en plus fort, ça t’évite de faire des trucs qui ne sont pas commodes, comme ce que tu fais là aussi… je le faisais quand j’étais au Sénégal, on nous conseillait de jeûner, quand on sent qu’il y a une situation où les tentations viennent de partout. Quand tu es susceptible de faire une bêtise, et bien il faut jeûner. Moi je le faisais au Sénégal, soit le lundi ou le jeudi, et franchement, tu n’y penses même pas aux détails de la vie comme ça, tu fais ce que tu as à faire. Et j’ai eu la chance ici à Colmar, le quartier où j’habite, il y a une mosquée à côté ; la grande mosquée de Colmar se trouve là, donc tous les vendredis, si je n’ai pas cours, j’y vais

-C’est en journée ?

-oui, ça fait deux ou trous vendredis que je ne suis pas allé

– ça fait du bien de prier en communauté ?

– c’est même conseillé, c’est pourquoi moi et Salim, on le fait ensemble, parce que c’est conseillé de le faire ensemble, de le faire en groupement

– Et qu’est ce que tu penses du lien entre les religion musulmane et chrétienne ? Je sais que pour vous, Jésus est considéré comme un prophète, comment tu vois ça toi ?

– Je ne te l’ai pas dit, mes meilleurs amis ce sont des chrétiens, donc je n’ai pas ce souci là, mais c’est notre particularité aussi au Sénégal, au sein même d’une même famille, d’une même maison, il y a des musulmans et des chrétiens, et voilà, on vit en harmonie, ce sont des religions monothéistes, on croit tous en Dieu, la différence c’est que les Chrétiens considère que jésus c’est le fils de Dieu, nous ce n’’est pas le cas, mais après il y a beaucoup aussi de points communs, comme je t’ai dit avec l’histoire des pêchés et tout ça, c’est pareil

– Est-ce qu’un chrétien peut prier dans une mosquée, il peut prier avec les musulmans ?

– non, ben, normalement c’est pas possible…

Je suis un peu déçu, j’aurai bien aimé que Malick m’initie à ses prières. Je crois bien que c’est ce que je préfère dans les religions, le dialogue interreligieux, les prières interreligieuses… qu’y a -t-il de plus beau? que de fondre son regard du monde dans ceux des autres, n’est-elle pas là, la réalité augmentée? La prochaine fois que je vois Malick, je tâcherai de négocier un bout de prière avec lui, à moins que sans le savoir, nous ayons déjà beaucoup prié ensemble, autour des vaches, dans les prés et dans nos rires.

8 Oct, 2023 | Le Pélerinage | 0 commentaires

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