Robert à l’envers

23 novembre 2024

Octobre 2022. Ce pèlerinage est hors norme. Il est hors du cadre, out of the frame comme disent les anglais, un pèlerinage rompant avec mes petites habitudes de pèlerin routinier. Certes, je garde l’essentiel, l’essence du chemin inscrit au sein même du mot, pèlerin, venant du latin peregrinus, signifiant étranger. Le pèlerin, celui qui est étranger là où il marche, et à la fois en terre familière, car comme dit Bernard Charbonneau, la patrie d’un humain, c’est la Terre. Cette édition commence dans la joie qui unit une libre association de personnes, une joyeuse bande en voyage d’étude, une commission curieuse, la commission transformations communes, membre du CIVAM ADAGE, une géniale association d’agriculture durable, autonome et économe. Cette commission a pour objet de sauver le monde et d’explorer les pistes de transformation collective, pour cultiver l’autonomie pas seulement en amont mais aussi en aval, bref, par tout les bouts dans tous les sens.

Le temps des noces

Me voici donc en voyage avec cinq potes et une animatrice, tous touchés par la grâce de la curiosité. Et Malgré l’oppression de l’état et du marché, nous avons tous réussi à arracher du temps avec les dents, pour se décentrer, pour vivre la joie de l’écoute et de l’attention aux autres. Oui, le pèlerinage a déjà commencé, dans ce voyage en itinérance qui a pour but les rencontres et les questionnements. Certes, nous ne marchons pas mais enquillons les go fast autoroutier de fromagerie en fromagerie, certes nous pratiquons l’anti-jeûne en communiant allègrement, mais il y a un temps pour tout, et ce premier temps, c’est le temps des noces!

La petite Bretagne

Nous décidons donc cette fois-ce d’apprendre en voyageant, tels des étudiants du moyen âge qui arpentaient l’Europe pour écouter les maîtres du moment. En ce qui nous concerne, nous y allons pour visiter des expériences de transformation collective en lait. Cap sud-est, on s’arrête d’abord dans les Monts du Lyonnais, à Saint Denis sur Coise, au sud-est de Lyon. Ici, nous sommes dans un pays surnommé la petite Bretagne, pour caractériser un bassin laitier intensif. Gilbert nous accueille, il est associé de la SAS Altermonts.

Altermonts regroupe 4 fermes, soit 9 paysan.nes et 2 salariés. Sur le million de litre de lait produit annuellement par ces 4 fermes, 350 000 sont transformés, le reste est vendu à Biolait (toutes les fermes y sont sociétaires). Après cinq années de construction du projet et neuf mois pour ériger le bâtiment, la transformation démarre au printemps 2020. Une très belle installation à 1 million d’euros qui pourrait transformer jusqu’à 1 million de litre de lait, mais comme dans toutes les fromageries, ce qui manque, c’est la place pour l’affinage. D’autant plus qu’ils font beaucoup de pâte cuite pressée, type Comté. Ce choix fut étayé par deux motivations: ne pas aller sur le marché du Saint Marcelin, fromage du Dauphiné, marché déjà bien occupé par les collègues du coin, et s’appuyer sur une valeur sûre, car comme dit Gilbert: « Sur un plateau de fromage, il y a toujours du comté« . Cependant, ce type de transfo exige une alimentation du troupeau sans aliments fermentés pour limiter la contamination par les butyriques.

 » Dès qu’on dépasse 200 spores par litre de lait, le lot éclate au bout d’un mois et demi » rappelle Gilbert. Là où ils se sont formés, dans le Jura, pays du comté, on leur a bien dit « Vous ne ferez plus du lait, vous allez devenir producteur de lait à fromage!« , ce choix détermine aussi le choix des races de vache: il ne faut pas ou très peu de jersiaise. Avec son lait très gras, la jersiaise est avant tout une beurrière et non une fromagère comme peuvent l’être la brune, la montbéliarde, la vosgienne ou même la holstein! Leur cahier des charges leur permet toutefois de produire du lait avec de l’ensilage ou enrubannage lors de la fabrication des autres fromages, type meule et raclette, de novembre à février.

la paie d’un fromager expérimenté peut osciller entre 6000 et 8000 €

Ce que nous avons retenu de cette visite? un fromage vraiment excellent et un engagement considérable: « tu te mets à fond comme sur ta ferme » nous confie Gilbert… et pour l’instant, une rémunération en passion, en satisfaction (création d’emploi, aventure humaine…) mais pas financière. Et puis la pierre angulaire de cette aventure est le salarié fromager, investi et compétent, mais un éventuel départ pourrait fragiliser la boutique, car les bons fromagers sont rares, et comme tout ce qui est rare, c’est cher: la paie d’un fromager expérimenté peut osciller entre 6000 et 8000 €.

La fromagerie du Champsaur

Nous continuons notre road trip d’étude en poursuivant notre glissée vers le sud-est, dans la vallée du Champsaur, dans les Hautes Alpes, au nord de Gap. Nous sommes accueillis par les collègues et une vue somptueuse, ces sommets qui vous invitent à les grimper pour découvrir l’autre versant.

On cause devant la stabule, puis on zyeute la toute nouvelle cellule de séchage en grange, avec sa griffe à foin qui se meut sur son rail au plafond. Nous sommes accueillis comme des princes; toujours avec cette vue magistrale sur les sommets, on nous offre des tourtons maisons, spécialité de la vallée. En dégustant ces beignets frits fourrés au fromage, aux lardons, aux épinards… nous écoutons l’histoire de leur fromagerie:

C’est un projet qui fomente depuis les années 90. Après deux faux-départs, l’idée se concrétise en 2015 et inclue 4 fermes (7 personnes au total) et Delphine, technicienne à la chambre qui deviendra fromagère et gérante. Les quatre fermes livrent le restant de leur lait à Sodiaal, qui fut l’un des point de blocage pendant un temps jusqu’à ce qu’ils donnent leur accord tacite. Sans doute Sodiaal a-t-il acté la déprise laitière du territoire, tout en visant à diminuer leurs coûts de collecte.

Tout ou rien

D’ailleurs Sodiaal exige que lorsqu’il déplace leur camion, tout le lait leur soit réservé. Ainsi, Delphine doit gérer le calendrier des tournées directement avec les collecteurs de Sodiaal. Et lorsque le Renault master benne de la fromagerie chargé avec une cuve de 2000 litres arrive dans la cour, la collecte est donc inclusive. Concernant le volume des investissements, Les associés de la fromagerie déploient une toute autre stratégie que celle d’Altermonts: commencer petit. Un des associés témoigne: « on ne savait même pas si on pouvait faire du fromage avec notre lait« . Ainsi, la première année le groupement démarre dans un bâtiment en location, en y auto-construisant la fromagerie pour y transformer 50 000 litres.

Lorsque Delphine nous fait visiter la fromagerie, plusieurs personnes s’affairent dans les caves et dans le magasin: la fromagerie a grandi et embauche aujourd’hui 6 salariés, pour la collecte, la transformation, l’administratif et la vente. Contrairement à Altermonts où l’augmentation du volume de transformation passe par un investissement en matériel, ici, les 350 000 litres de lait aujourd’hui transformés se sont traduits par une augmentation du nombre de salariés fixes et de saisonniers.

Beaucoup de types de fromage sortent de la cave: des lactiques, des tommes, des raclettes, et il il y a deux stars locales qui tentent de décrocher leur AOP: le bleu du Queras et la tomme du Champsaur. Les éleveurs ne se sont pas imposés un cahier des charges contraignant, l’utilisation de conserve humide n’engendre qu’un petit malus sur le prix du lait. Cette souplesse dans la qualité du lait et dans leur processus de transformation simple et efficace pourra amener parfois des déviances ou écrêter la perfection des fromages, mais cela est largement compensé par leur ancrage dans une vallée attirante et touristique, vallée elle-même située dans un pays où l’élevage et la transfo laitière se font rares. Ainsi, lorsque le PSG accueille Nice ou Marseille, c’est du fromage de Champsaur que vous retrouverez sur les plateaux des loges du parc des princes!

Nous avons ressenti une belle ambiance dans cette équipe, avec une belle architecture d’amitiés formé par une double voûte: les éleveurs entre-eux et les éleveurs entre Delphine. Les paysans sont bien dans leur botte, ils se sont engagés pour la construction et Mickael, un des producteurs, assure régulièrement la maintenance, mais ils ne sont pas happés par la fromagerie et ses activités: ils ont eu dès le départ cette vigilance sur leur temps de travail. Ils peuvent néanmoins s’enorgueillir de faire tourner une belle boutique qui embauche du monde, le prix du lait est pas si déconnant (440/1000 L) et ils arrivent même à se partager avec Delphine une petite prime de 40 000€. Delphine, justement, la pierre angulaire de cette aventure, la fromagère et gérante, supporte la majorité du poids de la structure au quotidien. Elle a certes la reconnaissance par son statut: elle est actionnaire de la SAS et dispose d’une voie, au même titre que les quatre fermes. Elle est donc impliquée pleinement dans la prise des décisions mais son salaire est loin d’être à la hauteur des moyennes pour un emploi équivalent. En tout cas l’énergie et la tactique de démarrage low cost et prudent dans les volumes de cette fromagerie a lancé cette union sur de bons rails et ils ont largement l’intelligence collective et la vivacité pour perdurer leur aventure.

La fromagerie des Cévennes

On part tambour battant en fin d’après-midi: nous avons plus de 350 bornes pour rejoindre notre destination du soir: Moissac-Vallée-Française, en Lozère. Les coopérateurs de la fromagerie des Cévennes nous attendent avec un banquet, qui sera prolongée par une soirée idoine chez Camille, une des éleveuses de la coop. Sous l’impulsion du CETA qui cherchait des solutions économiques face à la déprise agricole, la coopérative « Pélardon des Cévennes » naît en 1959. Une unité de l’INRA est alors associée au projet, le but étant de stabiliser la production du fromage traditionnel au lait cru de chèvre: le pélardon. Il s’agit également d’entamer les premières démarches pour obtenir une protection de la dénomination. Cette protection va se concrétiser par la création de l’AOP Pélardon en 2001.

Dans les années 60, la coopérative réunit près de 130 producteurs, fournissant chacun quotidiennement 20 à 30 litres de lait. Aujourd’hui, la fromagerie des Cévennes compte 17 associés et regroupe 12 fermes produisant annuellement 850 000 litres de lait. La coop achète aussi du lait ailleurs pour produire d’autres fromages, dont le moissac des cévennes. Nous devons maintenant évoquer une notion peu commune dans le grand ouest aujourd’hui mais qui est défini par l’AOP comme la base de l’alimentation des chèvres: le parcours. Les parcours sont des surfaces à végétation naturelle, uniquement valorisables par la pâturage (il n’y a donc ni culture ni fauche). Le parcours représente un réseau de prairies, de landes, de friches ou de bois reliés entre eux par des passages, des chemins ou des trouées, comme terrain de l’agropastoralisme.

L’aire géographique de l’AOC pélardon correspond aux montagnes et hauts plateaux de la Lozère, mais s’étend jusqu’aux montagnes cévenoles, ainsi que dans les garrigues du Gard et de l’Hérault. Le cahier des charges restreint la production de lait à pelardon à 3 races de chèvres:l’alpine, la saanen et la rove. Leur alimentation doit compter au moins 210 jours de pâturage (180 jours si la ferme se situe au-delà de 800m d’altitude). L’enrubannage ou le déshydraté sont interdits mais elles peuvent recevoir jusqu’à 400 gr de concentrés par litre de lait produit.

Le lendemain, nous avons rendez-vous avec le directeur de la fromagerie. C’est une rencontre haute en couleur qui débute. Nous arrivons sans le vouloir en médiateurs dans une situation sous haute tension relationnelle. Nous avons écouté la veille les éleveurs en souffrance vis à vis de cette relation avec la direction, et nous écoutons maintenant la version du directeur. Il est visiblement trop tard pour guérir la situation. D’ailleurs, le directeur quittera son poste peu de temps après notre visite, mais au moins notre écoute innocente aura permis un temps de libérer une forme de douleur. Ce que je retiens, c’est que ce directeur n’avait pas peur de livrer sa parole sans filtres. Il aimait bien parler en acronyme, surtout un qu’il nous a martelé: les OCP, les Objectifs Communs Partagés. Nous avons eu besoin de débriefer entre nous encore plus que d’usage après cette visite en zone de conflit humain, et nous nous sommes dit que l’incompréhension humaine et parfois la souffrance ne s’immiscent pas que dans les grosses structures, d’ailleurs, elle peut déjà commencer à deux. Sans doute la parole est parfois un venin mais c’est aussi l’antidote, la parole droite, respectueuse mais franche, c’est la seule qui permet de fixer ensemble les OCP…

Camille, bretonne cévenole

On se ravitaille tous ensemble devant la maison de Camille, puis la lumière s’étire, le coffre se charge, on fait un dernier crochet par l’étable, ma route et celles de mes camarades voyageurs étudiants se séparent ici. Fini les visites au scanner, les debriefs profonds et jouissifs, les analyses dentelées, le croisement de nos ressentis, la fusion de nos énergies… Le berlingo envole mes amis vers le grand nord ouest, mais le bourdon n’as pas le temps de s’installer en moi: Camille, gardienne de ses chèvres, de sa châtaigneraie et de ses parcours, devient mon ange-gardien et va magnifier cette transition du temps des noces au temps du jeûne,

Nous marchons dans les rues de Saint-Roman-de-Tousque, puis elle m’emmène voir là où ses chèvres papillonnent. Elle me montre l’horizon, ces collines vertes et cette ligne bleu méditerranéen… c’est déjà le Gard! Elle me raconte des histoires, celle d’un homme tuant dans une scierie son patron et un collègue, puis allant se cacher dans la forêt, c’est sur que c’est plus dur pour un fugitif de se planquer dans la nature en Ille-et-Vilaine. il finira par se rendre de lui-même aux pandores. Elle me raconte aussi l’histoire de cette jeune femme qui décide de se couper du monde et d’errer seul dans les Cévennes montagneuses; Sa mère et quelques habitants lui laissent à manger dans des cachettes dans les bois. Elle va se servir aussi parfois dans les maisons. Des gens l’auraient surpris une fois chez eux, en train de regarder un film sur l’ordi. Camille me parle aussi des mûriers blancs, formidable arbre fourrager, arrivé dans les Cévennes au cours du Moyen-âge pour l’élevage du ver à soie. C’est d’ailleurs ainsi que les Cévennes devinrent un des berceaux du protestantisme en France; la Réforme y fut propagée par les marchands de soie voyageant entre Genève et Anduze.

Camille est bretonne et s’est ancrée dans les Cévennes d’abord comme directrice de la fromagerie. En 2016, elle s’est installée dans cette ferme caprine à Saint-Roman-de-Tousque. La centaine de chèvres pâturent sur 80 hectares, dont 15 en prairies, tout le reste, ce sont les parcours, que Camille définit ainsi: « c’est tout sauf une prairie, ça peut-être de la lande, de la forêt, il y a beaucoup de châtaigniers dans ces parcours et ça tombe bien car elles raffolent des châtaignes. Ce sont des enfants gâtés les chèvres. à côté, les vaches, ce sont des élèves studieux. Pour stimuler l’ingestion des chèvres, il faut toujours leur offrir une alimentation variée; donc quand elles commencent à papillonner, il faut les changer. L’été, lorsqu’il n’y a plus que les parcours pour les nourrir, on va de plus en plus loin, jusqu’à 4 ou 5 heures. J’y vais tout le temps avec les chiens. »

Camille valorise aussi 1 hectare de châtaigneraie fruitière; greffée il y a près de cent ans en variété… pélegrine! Elle transforme les châtaignes en produisant de la purée, de la confiture et des marrons naturels. Mais elle explique déjà tout ça dans un des 12 portraits d’éleveurs réalisé par la fromagerie:

Nous continuons de bavarder autour de la table familiale une fois la nuit tombée. Nous parlons de la Lozère, Camille me fait un topo géologique et agricolo-sociologique que j’essaye de schématiser sur mon carnet. Nous parlons beaucoup chemin aussi, quel itinéraire vais-je emprunter? Je veux me diriger vers le nord pour aller vers ma dernière station de pèlerinage: Colmar. Soudain, l’évidence apparaît: je vais suivre le GR 70, reliant le Puy-en-Velay à Alès, chemin tracé par les lignes de Robert Louis Stevenson dans son récit Voyage avec un âne dans les cévennes, publié en 1879. Cent ans plus tard, je naissais, Cent quarante trois ans plus tard, j’empruntais ses pas, à l’envers. Merci Robert, merci Camille.

Bientôt la suite du chemin et du récit!

23 Nov, 2024 | Le Pélerinage | 1 commentaire

1 Commentaire

  1. CYRILLE GUILLOTEAU

    Merci de nous faire partager ce récit, c’est magnifique!
    Ca me donne de bons frissons de lire ce résumé de notre voyage et de ce que tu as écrit par la suite.
    J’admire ce que tu fais, BRAVO à toi!
    Biz

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