A pas de percherons

14 janvier 2020

Pourquoi devenir agriculteur ? Parce que sur une ferme, on peut accueillir des roulottiers avec leurs percherons. La première fois que j’ai vu Marc, c’était avec un vélo dans les mains. Il est venu demander une prée pour ses chevaux et un coin pour sa roulotte. Le couple fonctionne toujours ainsi. Marc part en éclaireur pour construire leur itinéraire.  Le choix d’aller de ferme en ferme, c’est leur manière de voyager, guidée par la nécessité de trouver de l’herbe pour nourrir les bêtes.« c’est comme une évidence » raconte Marc. Et c’est aussi comme une évidence que l’on a accepté de les accueillir à la Chènevétrie.

Plutôt dans les fermes que dans les bourgs

Certains roulottiers choisissent comme étape les terrains communaux. « On a choisi, à tâtons, de faire autrement» témoigne Marc, « entre les lotissements, les zones d’activité et les ronds-points, il n’y a plus tant de terrains libres que ça. Et ce qui reste, c’est souvent très « propre », il n’y a pas beaucoup de fauche tardive…et nous ne sommes pas garantis d’être toujours les bienvenus , même si on n’est pas dans la catégorie des stigmatisés… On peut être perçus tout simplement comme des jeunes retraités qui voyagent… c’est ce que l’on est d’ailleurs ».

« On aurait pu faire un voyage en camping car et voyager avec le réseau France passion » sourit Isabelle. Mais le choix fut bel et bien celui d’une roulotte tractée par deux hongres percherons, Qhamsin et Sirocco. Le choix de contourner les communes pour privilégier les fermes s’est aussi imposé naturellement. Sur une centaine d’escale, le couple ne s’est arrêté qu’une dizaine de fois sur des terrains communaux

« On prend de l’assurance . Au début, nous étions gênés, mais au fur et à mesure, on s’est rendu compte que ça faisait plaisir aux gens. » assure Marc. « Des moments de rencontre sont plus faciles chez les gens que dans l’espace public. » complète-t-il. « Vive la propriété privée! » taquine Isabelle. Lorsqu’ils vivaient en sédentaire dans les Monts d’Arrée, leur voisin était éleveur laitier, adhérent chez Biolait. La SAS de collecte de lait bio est ainsi devenue leur première agence de voyage. Des fermes Biolait donc, mais pas que, « on ne va pas uniquement chez les bios, on se laisse porter par le hasard des rencontres ». Hasard des rencontres qui transforme une escale dans une ferme en rendez-vous dans une prochaine. « Il y a peu, nous sommes allés dans une très grosse ferme, avec des robots de traite, ils étaient contents de nous recevoir. On ne peut pas juger. En fait, on fait un voyage de découvertes » affirme Marc.

Du bateau aux chevaux

« Certains se revendiquent roulottiers, comme une carte de visite, notamment par ceux qui pratiquent cette forme de voyage pendant une dizaine d’années, ou plus, voire parfois sur plusieurs générations, sans se revendiquer tzigane » explique Marc, « dans les pays occidentaux, l’origine de ce phénomène remonte à la fin du XIXème siècle, lorsque certains travailleurs saisonniers devaient voyager en famille, ils utilisaient un chariot mobile. Roulottier, on peut faire ça aussi pendant un an ou deux, entre les études et le boulot, ou comme nous, à l’âge de la retraite. » 

Il existe des rassemblements de roulottiers, mais Marc et Isabelle ne cherchent pas à s’y rendre : «Voyager en roulotte, c’est très intime, les choix de route, c’est particulier, les pas des chevaux n’ont pas tous le même rythme... » Marc et Isabelle voyagent en couple et au singulier. Ils inventent en chemin une manière de voyager qui leur est propre. « On se sent libres, tranquilles, sans contraintes de temps. On a évolué. Nous étions en grande partie façonnés pour s’inscrire dans des actions intensives à objectif intermédiaire. La journée, elle est pleine, la semaine, elle est pleine, le mois, il est plein… » égrènent Marc et Isabelle, « Quand on desserre ce type de contraintes, c’est comme un corset que l’on retire : les muscles ne sont pas assez entraînés pour tenir debout. Il nous a fallu six mois pour ne pas être productifs. »

Nous voici rendus sur la question du travail, thème cher à Marc et Isabelle, et sur celle de la transition travail – retraite. En France, le travail tient une place centrale et capitale, comme le lieu d’expression de la personne. Et même si, au fil des siècles, les journées des travailleurs ont fini par diminuer, le travail s’est lui densifié; il est plus serré, plus intense, il s’est infiltré dans les recoins plus intimes de la vie, son potentiel de perturbation s’en est fortement accru. Une vie se remplit ainsi, pleine, les contraintes et les échéances défilent, sans laisser de place au temps vide, et donc libre pour accueillir spontanément.

Une fois à la retraite, Marc et Isabelle ont pris la mer. Ils sont partis en voilier, une première fois deux ans, une seconde fois quatre années. « Même sur le voilier, on courait comme un poulet sans tête » s’amuse Isabelle. « Aujourd’hui, on vit là où on est, on arrête de consommer notre temps libre. » Peut-être le couple est sur un sentier pour échapper à cette fameuse accélération du temps, en éveillant un autre rapport à soi, à l’autre, au monde végétal, animal et minéral, en  approfondissant leurs  liens avec tout ce qui les entoure. « On vit au rythme des autres. Le chemin est un des moments privilégiés de notre vie. » témoigne Isabelle.

Des Monts d’Arrée à la ZAD

Qhamsin et Sirocco commencent à tirer la roulotte d’Isabelle et Marc en juillet 2016. « A la fin de la location de notre maison, on s’est débarrassé de tout ce qu’on avait – sauf des bouquins et des outils – direction la ZAD » explique Isabelle, « pour confronter la réalité avec ce qu’on entendait ». Ils sont restés une première fois un mois, notamment lors de l’épisode du champ des bâtons. « Quelque chose nous a intrigués » précise Isabelle. Après être revenus passer l’hiver dans les monts d’Arrée, l’équipage retourne une seconde fois à Notre Dame des Landes. Ils y resteront de juillet 2017 à mai 2018, « on s’est auto-expulsé mi-mai, à la veille de la deuxième expulsion. » Marc et Isabelle racontent la ZAD de l’intérieur : « On s’est fait des copains du côté des loosers, ceux qui tentaient de faire que des terres ne soient pas forcément à destination agricole, ceux qui étaient de » l’est ». Ils souhaitaient en faire un espace de vie, donc pas forcément un espace productif. »

Le couple me raconte alors les tensions et les embrouilles au sein des différents courants de la zad. « Il y a eu un conflit aussi sur qu’est ce que le travail , il y avait un décalage entre les paysans et ceux qui viennent de la rue. » Des déchirements ont brisé des relations humaines fortes entre COPAINS¹ et ZADistes. « Les paysans voulaient sauver les terres du béton, et les anarchistes voulaient une zone sans état, mais tout ça n’était pas dit » déplore Marc. Des visions différentes, qui, par manque de dialogue, ont fini par engendrer des propos blessants, de part et d’autre.

Marc et Iabelle vivaient donc à l’est. « Il y avait parfois un côté thérapeutique, avec des gens détruits par la vie » se rappelle Isabelle. «Lorsque  » la cabane de Lama Fâché » fut détruite, des gens de l’endroit ont décidé de reconstruire un autre Lama. C’était un camp auto-géré, chacun prenait une initiative, et quand ils en avaient marre, ils allaient jouer de la guitare. J’ai vachement appris au niveau de la niaque, de l’autogestion, de la solidarité, de la vie… sans rien demander, ils créaient quelque chose de positif. De l’autre côté, il y avait un mépris, ils étaient accusés d’être désorganisés. »

Isabelle poursuit: « La réunion du jeudi réunissait les occupants. Certains avaient l’habitude des réunions. Entre 2012 et 2018, il y a eu une période pacifiée, les flics venaient très peu sur la zone. Les personnes à la commande étaient des militants rôdés, capables de souffler le chaud et le froid. D’un côté, ils pouvaient monter des manifestations conflictuelles sur Nantes, de l’autre, les mêmes personnes étaient aussi capables de négocier des alliances et d’organiser leurs mouvements sans violence. il ya eu des alliances avec EELV et la conf’. Puis la réunion du jeudi fut snobée par les gens de l' »Ouest », ne voyant pas l’intérêt de discuter avec l' »est ». Les plus démunis furent les perdants. On pourrait faire le parallèle avec d’autres luttes, dans une victoire il y a toujours des perdants. »

La philosophe Isabelle Stengers² fait l’analyse d’une stratégie de l’état français, qui, n’obtenant pas de victoire par l’usage militaire, emploie la stratégie administrative pour atomiser le sens commun. En demandant aux habitants de la ZAD de remplir des fiches administratives afin d’obtenir des COP [Conventions d’Occupation Précaire], l’appareil d’état exige la déclaration de noms.  Les dossiers nominatifs tâchent de normaliser l’utopie du sens commun, la rationnaliser, et donc la tuer. Et sur la quarantaine de dossiers déposés, seulement 13 seront acceptés.

Marc et Isabelle évoquent ensuite toute l’expérience acquise sur les terres de la ZAD, car s’il y avait environ 200 occupants, c’est plus de 2000 personnes qui sont passées : « Il y a maintenant un tas de gens qui savent faire un jardin vivrier, de la radio, un journal ou construire une cabane. Ils se sont formés, ils vont essaimer. L’ expérience fut forte et intense pour les roulottiers : « Avec toutes ces situations nouvelles, tu perds tes repères quand tu es la-bas. »

Frédéric Lordon³ semble confirmer le constat de Marc et Isabelle lorsqu’il écrit que « le lyrisme des cabanes, des forêts et des zones fouette sans doute nos imaginations, mais ne soutient pas une perspective politique pour le grand nombre. » tout en reconnaissant que « les ZAD auront pris toutes leur part (…) dans l’émergence d’une désintoxication d’avec la logique du profit, l’instauration de la souveraineté des collectifs de travailleurs par le biais de la propriété d’usage, et par la restitution du travail au désir de travail bien fait ».

Le virus de l’attelage

En quittant la Chènevétrie, les roulottiers ont pris la route de Domalain, puis celle de Launay-Villiers. Ils ont poursuivi vers la Mayenne du nord, franchissant ensuite la frontière ornaise puis manchoise. Avant l’équinoxe, ils ont roulé vers le sud, pour passer l’hiver chez des amis, près de Chateaubriand. La veille de leur départ de la Chènevétrie, ils m’ont proposé de les accompagner, à l’aube, jusqu’à la ferme des Gendronnières, plein est, chez Franck et Véronique Houssais.  Ce matin-là, en me confiant les guides, Marc et Isabelle m’ont transmis le virus de l’attelage. Ils m’ont donné la joie d’observer le pays avec d’autres yeux, ceux d’un enfant qui suit le soleil à pas de percherons.

 

 

 

 

 

¹ Collectif des Organisations Professionnelles Agricoles Indignées par le projet d'aéroport à Notre Dame des Landes 
² La grande table - France Culture - 6 janvier 2020
³ Et la ZAD sauvera le monde... Le MONDE diplomatique - Octobre 2019

14 Jan, 2020 | Actualité, La Ferme | 0 commentaires

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